Ce que les objets ont à nous dire – Entretien avec Raphaël Tiberghien

Jeune artiste plasticien dont le travail articule forme plastique et écriture, Raphaël Tiberghien a été sélectionné pour la 61e édition du Salon de Montrouge. À cette occasion, nous l’avons rencontré dans son atelier, en pleine préparation de l’œuvre qui y sera exposée.

Votre pratique est fondée en grande partie sur l’écriture – poétique le plus souvent – et le texte en général, qui forment souvent le point de départ de votre travail. Est-ce toujours le cas ? ou y a-t-il une succession d’allers-retours? La forme plastique, spatiale est-elle parfois motrice?

Je pars de mon apprentissage de l’écriture et de l’écriture poétique en général. C’est une forme qui m’a attiré dès mon enfance, pour des raisons naturellement très différentes de celles qui m’intéressent aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, même si ma façon de considérer la poésie a changé, j’ai conservé cet intérêt pour elle et cette envie, ce besoin, d’en écrire. C’est dans ces dispositions-là que je suis arrivé aux Beaux-Arts. J’ai fait de la vidéo, du volume, des images, multipliant les expériences. Il m’est souvent arrivé de  lâcher le texte pour faire des expérimentations libres, mais dès que mon travail a acquis une certaine cohérence je me suis rendu compte qu’il y avait un lien avec ma pratique de l’écriture, et j’ai commencé à rattacher  ces expérimentations plastiques au texte. Cela a donc commencé dans ce sens-là : l’écriture d’abord, puis les techniques et les objets. En avançant dans ma manière de travailler, dans mes réflexions, et au cours de la réalisation de différentes pièces, je m’apercevais qu’à force d’étudier des supports qui pouvaient démultiplier les possibilités qu’offrait le  livre – qui lui m’était déjà familier – ma réflexion  au sujet de ces nouvelles possibilités avait des effets sur mon écriture elle même. À force de créer des objets, les objets me donnaient envie d’écrire pour eux.  En affinant mes questionnements relatifs à l’espace et à la matière, il me venait d’autres intuitions pour écrire.  Et finalement,  grâce à ce va-et-vient, une sorte d’équilibre s’est établi ; dans mes pièces il n’y a plus du tout de hiérarchie. Certains travaux commencent par un texte, auquel j’ai  besoin de réfléchir, auquel j’ai envie de donner une forme particulière, mais parfois il me vient plutôt  l’idée d’une forme, d’un dispositif, et j’écris alors un texte qui correspond à cela.

Dans votre recueil de poésie Danoisie, une très grande attention est portée à l’articulation du texte et de l’image. Écriture et dessin y sont intiment liés par une mise en page singulière qui les fait se rencontrer. Pour ce projet vous avez collaboré avec l’artiste peintre Lise Stoufflet qui en a réalisé les illustrations. La forte dimension narrative que comportent ces dessins a-t-elle influencé votre écriture, ou part-elle de vos écrits ? Comment avez-vous procédé pour ce travail précis ?

Le parti que nous avions pris, Lise et moi, était de ne pas faire d’illustration. Nous voulions créer une entité commune, que Danoisie soit entre les deux, que ce soit une collaboration, et non pas que l’une des deux pratiques – le dessin ou l’écriture – soit assujettie à l’autre. Nous sommes partis de l’écriture – car à l’origine Danoisie c’est un projet de texte que j’avais, et qui partait d’une réflexion sur ce qu’est un personnage dans un poème, sur la possibilité d’écrire une histoire dans un poème contemporain.

Raphaël Tiberghien et Lise Stoufflet, Danoisie, livre de 24 pages, 27x30cm, éd. Droit à l'Image, 2014

Raphaël Tiberghien et Lise Stoufflet, Danoisie, livre de 24 pages, 27x30cm, éd. Droit à l’Image, 2014

C’était là de vraies questions que je me posais, car, quand on écrit de la poésie, on ne peut pas ne pas s’interroger, entre autres choses, sur le rôle qu’elle joue aujourd’hui. Comment justifier le choix du poème pour raconter une histoire ? Ce n’est pas une évidence.

Je conçois la poésie plutôt comme une manière libre d’utiliser les mots et de se servir du langage, à l’inverse d’un carcan, sans chercher des rimes, des cadres formels prédéfinis.

J’utilise une structure qui existe déjà : la langue française, et puis à partir de là, j’emploie des mots, et j’essaie de m’affranchir au maximum des automatismes induis par cette structure pour faire ce qui m’intéresse, pour trouver des choses de l’ordre du sens. Au cours de ces recherches, je me suis posé des questions sur le récit, sur la narration, les personnages, la théâtralité, afin de comprendre comment ces éléments peuvent interagir avec le poème. J’ai voulu écrire sur ce thème-là. Ainsi Danoisie est une sorte de personnage ambigu. Le nom me faisait penser à une île, ou à une figure mythologique, mais dans le texte, il s’agit d’une femme à l’intérieur de laquelle on va rentrer comme dans un paysage, comme dans un décor. On découvre un personnage en découvrant un décor. Elle est une figure allégorique entre les deux : à la fois personnage féminin et cheminement. C’est finalement une tentative de parler de la poésie elle-même.
Pour revenir à la question, nous avons utilisé ma manière même d’écrire pour déjouer l’illustration. En effet, je suis très lent dans l’écriture – je suis très attaché à ce que dit Maïakovski quand il parle du carnet de notes comme de l’outil du poète, dans lequel il emmagasine à chaque instant des réserves poétiques qui lui serviront plus tard. J’écris un petit peu comme cela. C’est-à-dire que je suis constamment en train de traduire, d’extraire des mots de situations que je vis, ce qui donne à mon écriture un côté très lent. Nous avons mis trois ans pour réaliser Danoisie, durant lesquels nous avons tiré partie de cette lenteur; au fur et à mesure que j’écrivais, je confiais mes brouillons à Lise qui intervenait à partir d’eux. En parallèle, je continuais, de mon côté, à  transformer le texte, après quoi je lui donnais les nouvelles versions. Les choses se modifiaient, des parties sur lesquelles elle avait travaillé disparaissent, et le texte définitif ne contient plus tous ces éléments. J’ai essayé d’épurer, d’enlever tout ce qui me semblait être des chevilles, des boulons de construction. Lise les a utilisés, les a parfois gardés, et ainsi ses dessins fixent quelque chose du texte à l’œuvre, quelque chose de son histoire. En les regardant, je me suis mis à changer des choses dans mon écrit, à être influencé par cette figure qui émergeait. Comme je le disais nous avons cherché un entre-deux, et je pense que nous avons réussi à créer une entité à part entière : le texte ne peut pas exister sans les dessins, et les dessins ne sauraient avoir de sens sans le texte. Une figure commune est apparue.

Dans vos travaux en volume, on retrouve ces jeux d’interaction entre le texte et la forme plastique. Comment envisagez-vous ce rapport, comment pensez-vous l’articulation de ces deux éléments, et l’apport de chacun d’eux ?

Deux choses m’intéressent dans ce rapport. Ce sont, d’une part, les possibilités littéraires que me donnent les formes plastiques : si j’utilise du texte par l’intermédiaire d’une voix, par exemple, celle-ci donnera une certaine coloration, une certaine identité à ce texte ; s’il provient d’un objet, celui-ci modifiera la perception que l’on en a ; le bois va diffuser, pas la céramique… En bref, c’est l’idée que les objets, les formes, l’espace me donnent un support déployé par rapport au seul livre. Je pense à Mallarmé parce qu’il est important pour énormément de gens qui se sont réclamés de son héritage. Son fameux Coup de dés, où il spatialise le poème, a ouvert une brèche. Les gens se sont mis à utiliser l’espace, et se sont rendu compte de la manière dont la forme graphique du texte modifiait son sens, ses possibilités de lecture, etc. Avec la sculpture, c’est un peu la même chose que je recherche. C’est-à-dire des modifications du sens, des modifications du langage, données par les objets. C’est donc un premier aspect, qui se situe dans le travail de l’écriture. Le second est celui que j’associe plutôt au travail de Marcel Broodthaers, un artiste belge dans le sillon de René Magritte et de Mallarmé, dans la suite du surréalisme belge. Il a commencé par être poète. Son intronisation en tant qu’artiste s’est faite avec sa première exposition alors qu’il avait quarante ans. Il décide à ce moment-là de produire des objets. Et le rapport qu’il a avec eux est d’une grande ironie : il dit qu’en bon marxiste, il associe les formes physiques à des marchandises, que les objets sont vendables, tout comme les œuvres d’art, et qu’il créera donc quelque chose de concret. La société a nié son existence en tant que poète, ne lui a reconnu aucune utilité, alors il se venge, en quelque sorte, en produisant des objets que les gens pourront acheter. C’est comme s’il se jouait d’une certaine incohérence du rôle que l’on donne aux artistes. J’ai trouvé cette posture intéressante, et très drôle. La production de formes plastiques m’intéresse parce qu’il y a, dans mon expérience, quelque chose de cet ordre là : l’écriture – surtout quand on veut écrire de la poésie – est décrédibilisée sur le plan professionnel et au sein de la société. Ce n’est pas un métier, c’est au mieux un hobby. Il est très difficile de la faire accepter comme un vrai travail, un travail concret qui a des applications pragmatiques. Je pense en effet que la poésie est en rapport avec la société, sous plusieurs aspects.


Je considère que si la poésie n’a pas de cadre formel, de carcan du point de vue de la langue, comme je disais, elle a par contre un rôle à jouer par rapport aux structures existantes de la langue.


Nous sommes dans une époque où le langage est omniprésent, sous des formes spécifiques, et je pense que ce n’est pas un hasard si beaucoup de jeunes artistes aujourd’hui s’intéressent au langage. Cela dit, il y a quelque chose de notre époque, un poids qui semble peser sur la langue, ou du moins un certain usage du langage qui nous échappe. Sachant que suivant la manière dont on présente les choses, dont on les exprime, leur contenu change, je dirais que pour moi, pratiquer la poésie est aussi une manière de penser autrement. Donc, pour conclure avec cette référence à Marcel Broodthaers, il me semble aussi qu’en  fabriquant des objets je m’implique dans le monde des choses matérielles, des marchandises, des choses sociales, des choses publiques, qu’ils me permettent de m’y inscrire.

Avec ce rapport particulier que vous avez au texte, à la littérature – que ce soit dans les titres, les dispositifs mis en place, ou dans vos références (on trouve beaucoup d’écrivains, d’œuvres littéraires (Calvino, Woolf…)) – et une certaine dimension théâtrale – votre attention quant au mode de diffusion – font que je n’ai pu m’empêcher en voyant vos travaux de penser à la poésie sonore. On aurait pu s’attendre à ce que vous vous dirigiez vers des formes qui s’en rapprochent, cependant apparaît toujours un désir de donner « une présence matérielle dans l’espace » au texte. Quelle est votre position vis-à-vis de la poésie sonore ?

Dans ma réponse précédente, on pourrait croire que je rejette la poésie sonore parce qu’il n’y a pas d’objets. Mais en réalité, je me réclame plutôt de cette forme. Cela peut paraître paradoxal, mais la manière dont j’articule mon travail n’oppose pas du tout les objets au son. Les poètes sonores m’intéressent beaucoup, comme Heidsieck qui soutient qu’il faut arracher la poésie au livre pour la projeter vers l’auditeur. C’est une tentative qui me parle énormément, et qui n’est pour moi absolument pas incompatible avec ce que je disais précédemment de Broodthaers ; si son ironie me pique, je n’en fais pas un programme. Le son comme médium véhicule un ensemble de questions qui concernent le langage en général, l’incarnation de la langue, et qui sont très proches de celles que je traite (à savoir, comment s’inscrit-elle dans un contexte concret et pragmatique, comment joue-t-elle dans des rapport sociaux, dans quels systèmes de valeur évoluons nous et comment l’activité artistique se situe-t-elle par rapport à tout cela?). Bien que le son soit quelque chose de dématérialisé, c’est un très bon entre-deux entre la matière et le sens, une sorte de lisière entre le monde des objets, le monde inerte, et la parole, les choses signifiantes. Puisque le langage est modifié par les objets qui le diffusent, le son influence le sens d’une manière certaine. Et inversement : un objet inerte, posé sur une table, ne nous apparaîtra sûrement pas de la même façon s’il se met à nous dire bonjour. Cela personnifie la matière. Pour ce qui est de nos perceptions, le son permet un va-et-vient entre l’objet et quelque chose de l’ordre de l’immatériel, du virtuel, quelque chose qui, du moins, est de l’esprit humain.

Quelle place la forme livre a-t-elle pour vous au sein de votre pratique ?

C’est la première forme que j’ai conçue. Elle est très importante pour moi. C’est une des possibilités que je cherche à développer – j’essaie de me donner un arsenal, un attirail d’outils le plus étendu possible pour travailler. Le livre en est un parmi d’autres formes ou d’autres techniques possibles, mais que je conserve. Je ne l’enterre pas. Certains projets vont être amenés à être uniquement des livres. Je vais continuer à utiliser la forme papier pour elle-même. En revanche, pourquoi ne pas métisser cela avec des objets, des sons, d’autres formes ?

Un souci tout particulier de trouver la forme la plus adéquate à votre propos et à sa réception transparaît dans l’évolution de votre travail, mais aussi à travers la répétition, une déclinaison sous différentes formes de certaines œuvres – je pense au cycle d’œuvres de L’œil malade notamment. La pratique de l’installation modifie-t-elle, à l’inverse, votre façon d’écrire ? …Y aurait-il quelque part une écriture propice à la mise en espace pour vous ?

Dans mon travail, L’œil malade est pour moi l’exemple même de la pièce qui  se nourrit  de sa propre recherche. C’est la réalisation de formes successives qui tentent de cerner un objet. Cette recherche m’intéressait en tant que forme, car l’objet que j’essaie de produire est une toute petite chose, presque invisible, insaisissable, qui se trouve dans mon œil, et que personne d’autre ne peut voir. Le fait que ce soit une figure difficile à appréhender, y compris pour moi, et qu’il y ait ainsi plusieurs choses qui tournent autour m’intéresse. C’est pour cela que j’aime bien le mot « cycle » que vous employez, et cela explique pourquoi je l’ai confronté à des mouvements circulaires. Cela m’amuse beaucoup que cette recherche passe par le visible, parce que cela devient lié à la lecture, cela devient un exercice de lisibilité, comme il pourrait y en avoir dans un livre. Il y a tous ces jeux comme le fait d’exposer quelque chose qui n’existe en un sens que pour moi, une forme que moi seul peux voir, mais que je montre comme un objet mouvant, sous plusieurs formes, certaines de ces formes tournant sur des platines vinyles et faisant ainsi écho au disque vinyle de la Poussière, etc. C’est donc l’aspect recherche qui est important pour moi, et pour beaucoup d’artistes je pense. Et qui devrait l’être pour le plus grand nombre possible.

Raphaël Tiberghien, L'œil malade V, bronze et acier oxydé, 2014

Raphaël Tiberghien, L’œil malade V, bronze et acier oxydé, 2014

Évacuer cet aspect là ça ne laisse rien présager de bon. Maintenant, est-ce que l’installation modifie ma manière d’écrire, je pense que oui. Mon écriture s’est développée sur des plans qui ne sont pas simplement valables pour les objets, mais qui sont aussi bénéfiques pour le texte, à l’intérieur même de l’écriture. Cela met en jeu une sensibilité aux matériaux, à l’espace, mais aussi – et même quand j’utilise uniquement la forme papier- des influences, des recherches, des questionnements qui sont communs à ces deux formes finalement. Je me suis mis à ressentir des choses différentes dans mes recherches, à m’intéresser à des points que je n’avais pas vus, à soupeser les mots d’une autre façon. À ce propos, nous parlions de la pièce intitulée La poussière. C’est un texte dont l’objet est cette chose minuscule, immatérielle qu’est la poussière (je me suis mis à produire beaucoup de formes qui se mordent la queue, redondantes, avec cet effet de va-et-vient entre mot et objet, objet et mot…). Dans ce texte, un personnage cherche à se battre contre la poussière, à la rendre matérielle, physique. Il cherche un corps, et il s’énerve, se débat contre cette petite particule qui s’introduit de toute part. Les questions que je me pose sur les formes, l’aspect physique des choses, leur rapport à mon corps, à l’espace, trouvent des résonances dans ce que j’ai écrit. Ce sont des recherches similaires. Par la suite s’opère un va-et-vient : je récupère ce texte grâce au son (je l’ai fait dire par un comédien), puis je le traite comme de la matière, je considère les mots comme des matériaux. Je les coupe, les scinde, les divise, les ré-assemble. Cela devient un jeu de collage et de répétitions. Le sens s’en trouve alors modifié. Au niveau de la réception du poème, il y a un effet étrange où la signification devient une sorte de route à plusieurs embranchements, à plusieurs sorties. Il se passe quelque chose de l’ordre du langage qui en même temps concerne le corps, les objets, la forme matérielle des choses, qui retourne finalement au sens lui-même. Inversement, lorsque je crée une forme, elle a une valeur sémantique. Elle nous évoque quelque chose. On sait bien, quand on sort des Beaux-Arts, que l’on ne pense pas qu’avec des mots.

Le langage seul ne suffit pas à résumer une expérience. Mais on sait aussi à force de s’intéresser à la façon dont un espace est construit, qu’une forme nous évoque toujours quelque chose.

Ce n’est pas forcément codifié comme un langage, mais en tout cas, c’est porteur de sens. Et on peut travailler les formes, l’espace comme cela.

Raphaël Tiberghien, L'œil malade VI, photogramme tiré d'une installation, 2013

Raphaël Tiberghien, L’œil malade VI, photogramme tiré d’une installation, 2013

Le choix des objets et matériaux utilisés advient-il au grès de ce que vous trouvez, récupérez, ou est-il issu d’une idée préalable bien précise ?

Ces choix sont très importants. Parce que quand on écrit, et à fortiori de la poésie, mettre la moindre virgule peut prendre des heures (c’est même la caricature du poète, qui va faire tout un foin pendant six mois pour trouver le bon mot, ou changer un tiret…) De la même manière, les sculpteurs sont pointilleux, avec un sens du détail très poussé. Pour établir un pont entre les deux pratiques, il faut passer par ce sens du détail pour que le travail soit solide et viable. La suite rejoint ce que je disais quand vous me demandiez « qu’est-ce qui commence, le texte ou bien les objets ». Ma réponse ne peut être que le va-et-vient, parce que dans mon principe de travail, j’arrête une pièce quand j’estime avoir atteint quelque chose d’autonome, de solide, qui contient en elle-même tout ce dont elle a besoin, à mon sens, pour être ce qu’elle est et dire ce qu’elle a à dire. Sur cette base, tout est permis d’une certaine manière. Il m’est arrivé de travailler avec des objets trouvés, qui peuvent me donner l’envie d’un texte, comme pour Le soulèvement des objets, qui a été la pièce centrale de mon diplôme aux Beaux-arts. J’avais cet objet (une vitrine de bijoutier), et j’avais envie d’un texte qui aille avec. En y réfléchissant, j’ai pensé à un discours qui, si l’on peut dire « avait envie d’un objet ». Il y a eu une adéquation qui m’a décidé à les associer. J’ai utilisé les enregistrements de discussions portant sur des dysfonctionnements internes à l’écoles des Beaux-Arts de Paris (en lien avec un problème plus vaste touchant les écoles d’arts et institutions culturelles en France à propos de leur mode de financement), les mettant dans des pots en terre. C’est la première pièce que j’ai faite avec cette idée de contenir du son. La vitrine est devenue une sorte de scène. Sa forme était entrée en résonance avec mon travail sur la rhétorique, les discours tournant à vide, etc. J’ai alors donné à ces discours tournant à vide des formes creuses. La réflexion a commencé comme cela cette fois-ci, mais dans d’autres cas cela peut être différent. On a par exemple parlé, tout à l’heure, de La poussière qui était d’abord un texte… Cherchant une pièce, peu importe par quel bout je la prendrai, l’important est qu’elle finisse par être satisfaisante à mon sens, même après une intervention infime de ma part. Pour le salon de Montrouge, je tourne depuis des semaines autour d’une forme pour qu’elle me satisfasse. Je cherche à ce que l’objet dise quelque chose à sa manière. Si les formes sont significatives, le travail de l’artiste sera de leur donner tout un arsenal technique pour leur permettre de se tenir, pour servir leur fonction.

Presque tous vos travaux jouent avec une articulation du visible et de l’invisible, de l’extérieur et de l’intérieur qui se décline de différentes manières : tensions entre l’organisation interne du corps humain et celles des villes (Villes invisibles), entre le subjectif et l’objectif, le brouillage des notions de contenant et de contenu (Le soulèvement des objets), la question du rapport entre individualité et altérité – avec la notion d’intégrité et de corps étranger – (L’œil malade, La poussière), le déploiement de l’espace intime, privé, à l’espace public – voire théâtral (Une chambre à soi). Qu’est-ce qui vous intéresse dans la juxtaposition de ces notions ? Et comment l’organisez-vous au niveau plastique ?

Ce sont des questions qui reprennent l’activité artistique, des réflexions que je porte sur mon propre travail et la manière que j’ai de travailler. Chercher à matérialiser une idée, ou à lui donner corps c’est propre aux artistes, mais, mon point de départ étant l’écriture, je pense être particulièrement sensible à ce processus. Un écrivain peut avoir une idée, mais tant qu’elle n’est que dans sa tête, cela n’existe pas. Il y a un rapport à la réalité très étrange : tout ce travail que l’on effectue – qui est un vrai travail, qui est difficile, qui prend du temps – n’a aucun corps tant qu’on ne l’a pas réalisé, matérialisé. C’est pour cela que je considère le livre lui-même comme une forme, car on va transposer sur le papier des éléments qui appartiennent à notre subjectivité pour les faire exister dans le monde des autres, dans le monde que nous partageons aussi avec eux. Si on disparait avant de l’avoir écrite, cette œuvre restera à l’intérieur de nous, elle fera partie de nous-mêmes, et non pas de la réalité.

Raphaël Tiberghien, La poussière, gravure sur disque et installation sonore, 5'25, 2013 (en arrière plan : œuvres de Mara Fortunatović)

Raphaël Tiberghien, La poussière, gravure sur disque et installation sonore, 5’25, 2013 (en arrière plan : œuvres de Mara Fortunatović)

Donc cette réflexion que j’ai sur les contenants, les contenus, les objets, les choses matérielles, la sémantique, etc., vient un petit peu de cette expérience d’écrivain, seul à une table, sans contact avec les autres, avec l’altérité. Ainsi, comment atteindre les autres à travers ce langage que l’on construit, comment finit-on par faire partie du corps social, par agir sur lui, de manière pragmatique, concrète ? Je pense à Sartre quand il dit que la littérature est toujours engagée. C’est aussi vrai pour les artistes. Même ceux qui font des œuvres uniquement pour qu’une galerie de Saint Germain vende leur travail ont une implication sociale, sur le réel, concrète. Au regard de cela, la réflexion sur l’espace privé-public, la subjectivité-l’objectivité, l’intérieur-l’extérieur, jouent là-dessus. C’est une réflexion sur mon activité, ses conséquences et en quoi elle implique une responsabilité. Ce sont des façons de cerner des ambiguïtés inhérentes à cette activité.

Raphaël Tiberghien, La poussière, retranscription graphique de l'œuvre sonore, sérigraphie sur papier, 40x63cm, 2014

Raphaël Tiberghien, La poussière, retranscription graphique de l’œuvre sonore (détail), sérigraphie sur papier, 40x63cm, 2014

Vous avez une vision assez critique, un certain recul quant à votre pratique. D’une part, lorsque vous abordez la question de la production d’objets, mais aussi avec l’évocation d’une subjectivité propre. Il me semble qu’il y a dans le cycle de L’œil malade, notamment, un clin d’œil ironique à une certaine vision romantique de l’artiste avec laquelle vous jouez…

On est là en plein dans le registre Broodthaers. J’y reviens, car il se trouve que le sujet s’y prête, et parce qu’ayant écrit mon mémoire de fin d’études sur son travail j’y suis attaché. Mais c’est aussi lié à l’activité de la poésie : la figure du poète maudit existe depuis très longtemps. C’est une sorte d’épouvantail qui, je pense, nuit à l’activité réelle du poète, c’est-à-dire quelqu’un qui fournit un vrai travail. Parce qu’au sortir de l’adolescence, cette figure se dégonfle comme un ballon de baudruche. Si l’on veut continuer à travailler dans cette activité-là, il faut comprendre ses autres fonctions. Il y a le mythe du poète maudit, de l’artiste pauvre jusqu’à ce qu’il meure ou devienne milliardaire… il est pourtant vrai que c’est une condition sociale difficile, un métier avec un statut particulier, mais c’est le cas depuis toujours : les artistes vivent aux crochets des producteurs de biens, se font financer par les producteurs de valeurs.


Je m’inscris donc simplement dans quelque chose qui était là bien avant moi. Ma référence à ces thématiques peut être parfois ironique, parfois implicite.


Mais je pense que c’est un thème présent dans la réflexion de beaucoup d’artistes, car c’est lié à la réalité à laquelle ils sont confrontés : la nécessité d’inventer, en plus d’une production plastique, un équilibre, un rôle au sein de la société – s’inventer une économie, etc. Cela m’amuse d’avoir traversé différents âges de la vie, d’avoir été un petit garçon qui rêvait d’être poète, d’être Cyrano de Bergerac, avant de trouver dans l’écriture, dans ce que j’en présentais, tout à fait autre chose qui prend le relais. Cela dit, j’adore toujours Cyrano de Bergerac, je reste assez attaché à cette dimension là, bien qu’avec une certaine distance.

Avec cette œuvre, La poussière, vous ouvrez le volet des « Poèmes déployés » qui, jusqu’à l’installation d’Une chambre à soi,  se déploieront toujours plus dans l’espace, démultipliant les voix et proposant une articulation toujours plus riche. Diriez-vous que La poussière a été décisive dans la prise d’une certaine direction de votre pratique? Pourquoi?

Absolument. Cela me fait plaisir que vous posiez cette question de cette manière, car cela veut dire qu’il y a une réelle lisibilité dans la façon dont a évolué mon travail. C’est la toute première pièce où j’utilisais vraiment du son ; et cette idée d’incarner un travail de la langue dans les formes fut pour moi une sorte d’expérience liminaire avec cette pièce. J’avais été invité pour une exposition à Berne. J’y ai présenté à la fois un travail visuel (un travail de réinscription cartographique sur des radios dans des caissons lumineux) et un travail sur le son, que j’avais envie de montrer, pour la première fois. Des haut-parleurs diffusaient ce son. Les spectateurs s’arrêtaient devant les caissons, mais aucun ne prenait le temps d’écouter ce que disaient les haut-parleurs. Plusieurs raisons ont fait que la pièce a finalement complètement disparu. À partir de cette expérience, je me suis mis à réfléchir et à essayer de trouver une autre manière de faire exister ce travail. J’ai donc gravé le son sur un disque vinyle, mis sur une platine, posée à son tour sur un socle, dans l’espace. Cela a été incroyable de voir, quand je l’ai montré ensuite, à quel point le référent visuel qu’était la platine, un vrai objet, lui donnait une présence. On devait le prendre en compte spatialement au moment de l’accrochage, les spectateurs s’arrêtaient devant, regardaient les sillons du disque qui tournait, ces sillons qui renvoyaient aux phrases linéaires ; le fait que cela tourne créait l’évocation de quelque chose qui se mord la queue. Tout d’un coup, les gens recevaient la pièce. Cette expérience a été très forte pour moi, et j’ai décidé de la prendre comme point de départ d’une réflexion. Il existe, certes, beaucoup d’artistes qui utilisent seulement des haut-parleurs dans l’espace, cela marche très bien, et je ne rejette pas le son en tant que médium à part entière, mais cette expérience m’a mis sur la piste de quelque chose que j’ai eu envie d’explorer : celle du support de réception du texte, d’une idée, d’un son. Cette expérience a donc été le premier élément du cycle des poèmes déployés. Toutes les autres expériences s’inscrivent dans le même processus : donner un corps, un support visuel, plastique au texte.

Raphaël Tiberghien, Une chambre à soi, installation sonore, techniques mixtes, 2015

Raphaël Tiberghien, Une chambre à soi, installation sonore, techniques mixtes, 2015

Vous êtes en train de réaliser une nouvelle œuvre pour le salon de Montrouge. Pouvez-vous m’en parler ? Quelle relation avec votre production antérieure a-t-elle, comment s’inscrit-elle dans votre démarche ?

C’est à nouveau une pièce sonore. Ce sont des drapés en plâtre. C’est une forme qui pour moi rentre en résonance avec beaucoup d’autres choses qui se mélangent. C’est l’évocation d’une référence à l’histoire de l’art tout d’abord, dans l’art religieux : dans l’histoire de la sculpture, il y a beaucoup de drapé, souvent associé à un jeu entre le caché et le révélé propre à des sujets mystiques. Des artistes comme Luciano Fabro par exemple y ont travaillé, faisant écho à des monuments de l’histoire de l’art comme le Cristo velato de la chapelle Sansevero à  Naples. Ce jeu de références m’intéressait. Et puis il y a le fait qu’un drapé est comme un rideau de théâtre, il y a le drapé du drapeau, le drapeau républicain, le drapé antique des tribuns sur l’agora qui utilisent le discours à des fins politiques. Cela situe donc cette forme à l’intersection de plusieurs champs que j’ai envie de condenser dans cette pièce, comme l’espace scénique – le théâtre (dans Une chambre à soi c’était déjà mon intention. J’ai construit cette structure à la fois comme un intérieur et une scène de théâtre). J’avais l’idée de créer ces espèces de figures qui sont à la fois abstraites et animées d’une voix qui transforme des choses inertes en personnages, comme nous le disions. Je voulais aussi en faire une sorte de forum où se dise quelque chose du politique. C’est venu de la lecture de L’ordre du discours de Foucault, où il rappelle que Platon a chassé les sophistes hors de la cité en séparant le discours de vérité et le discours des puissants.

C’est intéressant pour moi qui travaille avec le langage, que le discours puisse être la loi, que cela puisse être le discours rhétorique de la politique, ou la bible, la loi religieuse à laquelle on ne peut pas toucher.

Toutes ces formes de discours sont des formes en soi, et pour quelqu’un qui cherche des formes de langues, il est important de les prendre en compte. Mon intention est de me situer entre ces deux grands axes que sont la politique et le théâtre, de les associer pour voir ce qui se passe. Je cherche des dialogues, une écriture qui se situe entre les deux sur le plan de la forme et du texte. Ce sont à nouveau des objets creux, blancs, donc un peu fantomatiques. Le champ allégorique qui gravite autour m’intéresse, tout en essayant de laisser ouvert mon propos, ne pas le fermer à tout prix. M’appuyer sur ces différents registres et les prendre comme espace de travail, et voir ce qui se produit au sein de cet espace.

Est-ce que vous considérez cette œuvre comme dans la lignée de vos « Poèmes déployés » ou est-ce encore trop tôt pour le dire ?

Je ne sais pas encore. Cela se pourrait, car c’est très cohérent au point de vue de la démarche. Cela reste un texte déployé dans l’espace, mais cette fois-ci, l’idée que j’avais pour qualifier ce travail est plutôt celle du « théâtre pour objet ». Dans « Poèmes déployés », le mot « poème » résonne très fort. Je ne sais pas si je prends cet essai réellement comme un poème en soi… Peut-être que les quatre sculptures forment un seul poème, je ne sais pas. En tout cas, mon intention est de me diriger vers le théâtre, si l’on veut définir un genre. Cette notion de « théâtre pour objet » me plaît. C’est un petit outil que j’utilise pour essayer de me situer par rapport à ce travail en cours.

La notion de théâtre émerge en effet parfois dans vos travaux, quelle place lui réservez-vous ?

Travaillant avec les voix, je me suis rendu compte que les comédiens savent l’utiliser comme un matériau, ce qui était très bien pour moi. Par le passé, j’ai pu travailler avec des non-comédiens, l’objet trouvé m’intéresse aussi, comme dans le soulèvement des objets dont nous parlions. Le ready-made verbal est une notion que je trouve assez fascinante. En manipulant des sons qui existent déjà je les ancre dans une source réelle. Mais le théâtre est du domaine de la fiction. Les sculptures vont ici être prises comme des personnages, auxquels des acteurs auront donné leur voix. Le théâtre m’intéresse tout simplement parce que cette forme condense un travail de la scène, de l’espace, du corps en mouvement, de l’instant, etc. qui sont des éléments faisant partie du registre de la forme, d’un côté, et, le plus souvent, d’un texte, du langage de l’autre. C’est une synthèse. On est donc dans mon champ de recherche. J’en utilise des éléments, bien qu’en restant à la lisière.

Raphaël Tiberghien, Le soulèvement des objets, installation sonore, techniques mixtes, 2013

Raphaël Tiberghien, Le soulèvement des objets, installation sonore, techniques mixtes, 2013

Entretien réalisé par Flore Saunois

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