Un pas de côté, entretien avec Marie Clerel

La photographie est une pratique que l’on retrouve souvent dans votre travail, au travers de quels parcours s’est-elle développée ?

J’ai commencé en faisant des études à Paris avec une pratique exclusivement fondée sur la photographie et ses utilisations classiques. L’aspect trop technique ne m’attirait pas assez et j’ai quitté cette école au bout d’un an pour entrer en licence à Paris 1, même si ma pratique personnelle y fut très minime, la photographie est toujours restée là comme une base de travail fixe et régulière. En entrant aux Beaux-Arts de Lyon, j’ai commencé à réintégrer mes photos dans mes travaux et à plus assumer cette pratique personnelle.
Vos travaux utilisent de nombreux supports : diapositives, protocoles, vidéos… Tous liés entre eux par la notion d’image.

Comment ces images sont-elles choisies ?

Pour le projet Palm, l’idée de base était d’avoir une photo qui ne se projette nulle part et de devoir trouver une surface soi-même, se pencher pour avoir l’image en plaçant sa main pour faire la mise au point. En parcourant mes archives, j’ai retrouvé cette photo que j’avais récupérée et qui s’est imposée naturellement au projet. La plupart du temps, je fais des photos, je les laisse dans mon ordinateur, je les perds par manque d’organisation puis je les retrouve par hasard, c’est spontané. En ce moment, je fais un travail avec des photos qui s’articulent sous forme de séries d’éditions, ce sont des scans que je réalise à partir des images que les gens accrochent chez eux, des sortes de portraits dans l’intimité.

ÉDITION PAR MARIE CLEREL, 2015

Marie Clerel, édtion, 2015

Par rapport à ce travail de l’intime, vous préférez mettre en place un certain anonymat quant aux sujets de vos œuvres ?

L’anonymat ou l’utilisation de la neutralité pour ne pas évoquer d’affectif déplacé. Dans Sans titre (portrait studio), j’annule une image qui pourrait être très anecdotique pour en extraire seulement la zone qui est plus neutre et qui pourrait ouvrir les choses et laisser aux gens une grande part d’imagination. Je ne suis pas dans le principe de raconter des histoires fixes et je préfère que les gens se fassent une projection, les laisser imaginer à partir des formes que je propose. Mes projets partent d’une idée très concrète et s’étendent vers un rendu libre d’interprétation.

La notion de doubles, créer et recréer, est très présente dans votre travail, est-ce qu’il y a une volonté de garder une trace ?

Oui, il y a un travail avec la mémoire, avec l’empreinte. Dans les photogrammes Plis, il y a la mise en place d’une collection involontaire de tickets de caisse et de vieux papiers et, finalement, de ces objets ne restent que leurs formes. Il y a une transformation qui découle d’un geste en même temps que l’objet s’efface et laisse un vide à chaque fois. C’est le passage mais aussi l’absence de ce qui aurait dû rester.

PLIS PAR MARIE CLEREL, 2015

Marie Clerel, Plis, 2015

Quelle est l’importance de cette relation du vécu de l’objet et de son devenu ?

Je dirais que l’important est le souvenir que le spectateur va se faire, je prends beaucoup d’importance à celui qui regarde. Je relève des micros évènements en photographiant ou en réalisant d’autres projets, mais j’en crée aussi, cela fonctionne comme une espèce de boucle au final. Une fois le projet fini, je le laisse ouvert, je ne souhaite pas charger mes projets d’affect pour justement laisser aux gens les propres ressentis.

Dans certains de vos travaux, la place du spectateur et son implication sont très importantes, est-ce que ces projets pourraient être présentés comme des installations ?

Cela dépend du projet mais oui, parce que cela implique toujours le regardeur dans une forme de participation mais plus ou moins passive, mais on n’est pas obligé d’interagir avec l’œuvre pour qu’elle fonctionne. Quelque chose que j’aime bien, c’est l’idée que l’on puisse passer à côté de l’œuvre, rater un élément. Dans la projection vidéo 29 Janvier, 13h30, 2015 ce sont des taches de lumière projetées à échelle 1 dans un coin et l’on peut facilement ne pas les voir et rater l’image. Au fil des œuvres, il y a une forme d’intimité et d’accessibilité partagée avec le spectateur et dans un sens, j’invite le spectateur à participer à la chose, à la vision des images.

Le spectateur deviendrait en partie le sujet ?

Le spectateur est très important, mais n’est pas le sujet principal. Il s’agit d’impliquer quelqu’un qui est extérieur à mon travail et cela m’intéresse vraiment de voir comment les gens peuvent réagir face à cela. Parfois, j’amène les spectateurs à regarder à côté des choses, cela amène nécessairement à regarder les autres spectateurs et du coup à trouver des solutions dans l’observation des visiteurs. Finalement, on s’observe tous les uns les autres dans les vernissages ou autres expositions et par la même occasion on regarde ce qui n’est pas censé être le sujet de notre attention.

Dans les notions de barrière, de parasitage, notamment Sans titre avec le verre cannelé, les photos utilisées semblent très banales, pourquoi donner un intérêt à ces images ?

Justement parce qu’elles sont banales ! Le verre cannelé était une matière intéressante, c’est un verre que l’on utilise soit quand on habite au rez-de-chaussée quand on ne veut pas que l’on puisse regarder de l’extérieur dans l’appartement, soit pour les salles de bains. C’est une espèce de frontière qui laisse passer la lumière, mais bloque le visuel. C’était vraiment un travail sur cette relation du regardeur à l’image avec l’utilisation de ces plaques de verre qui, placées à 4 cm de l’image, créées des pixels et donnent un mouvement à l’image lorsque l’on passe devant. Elles sont volontairement banales, ce sont des photographies que j’ai faites et qui pourraient facilement être remplacées par d’autres parce qu’elles sont presque génériques et que nous sommes habitués à voir ce genre d’images, on pourrait être amené à les voir ailleurs. Avec ce verre qui vient flouter, il y a une frustration de ne pas voir l’image dans un premier temps puis une double frustration quand on s’approche et que l’on découvre la banalité de l’image derrière le cannelé. En soi, le sujet principal de l’œuvre est le verre et non la photo, un peu comme le protocole Sans titre (fantômes), fait au même moment, où le dispositif de combler chaque trou laissé dans un mur par les expositions précédentes par une punaise et le visionnage final très aléatoire deviennent les sujets principaux au-delà de l’intérêt esthétique.

Dans cette notion de filtre, de pixel et de flou, y a-t-il une évolution de votre travail plastique vers le numérique ?

C’est en fonction des projets, mais ils peuvent tout à fait se tourner vers ça, rien n’est fermé. Je travaille avec la photo, mais de cette pratique, je peux partir vers d’autres supports. En ce moment, je suis sur un projet de site web sur lequel les photos seront affichées à échelle 1, n’apparaissant alors à l’écran qu’un fragment de l’ensemble à visionner. Le visiteur est donc obligé de naviguer dans l’image pour au final ne jamais la voir dans sa globalité.

Dans l’idée du sujet dispositif et du sujet caché, 29 Janvier, 13h30, 2015 nous montre une image fantôme et une image réelle, laquelle des deux est la plus importante ?

La plus importante est la réelle parce qu’elle vient prendre le pas sur l’image projetée, elle vient l’effacer et la remplacer pendant 10 minutes : elle devient pérenne. La projection en elle-même est très discrète, il y a ce moment où l’on ne sait plus si c’est la lumière qui passe à travers la fenêtre ou si c’est la projection. Elles sont indépendantes, mais il y a la lumière qui reste toujours là et celle qui n’y sera qu’au prochain timing.

Il y a cette notion de montrer ce que l’on ne doit pas montrer, ce que l’on ne veut pas montrer…

Pour les projections des taches de lumière du vidéo projecteur de Lost in his own recursive narrative, je suis obligée d’utiliser moi-même un projecteur donc cela créé d’autres résidus de lumière. Cela forme de nouvelles images et le dispositif devient une espèce de boucle qui pourrait fonctionner comme une œuvre infinie. Je ne sais pas si les gens sont confrontés à cela quand ils voient mon travail, est-ce que cela les amène à voir eux-mêmes à côté des œuvres, à côté d’eux ou de ce qui est mis en place, ou est-ce que ce sont des images pures prises comme telles. Même si je pointe des détails, c’est à la libre interprétation du spectateur, c’est un jeu qui se forme, une interaction, cela devient encore autre chose.

Pour Santa Lucia, la première chose que l’on regarde est l’image, puis on remarque qu’il y a autre chose à regarder. Est-ce que c’est mettre le spectateur dans la même position d’aveuglement, et ensuite de révélation ?

C’est rejouer la chose, c’est aussi lié au médium du cyanotype qui réagit aux ultraviolets : ce sont les UV qui provoquent l’aveuglement et qui révèlent, c’est un jeu sur le regard. Il y a un an, je suis allée à Naples et y ai découvert l’objet de l’ex-voto. Historiquement et esthétiquement parlant j’ai trouvé cela très beau, j’ai senti que cela fonctionnait très bien avec le procédé du cyanotype et le sujet du regard qui monte vers le ciel. Ce travail part à la fois de l’histoire contenue dans l’objet et d’une expérience personnelle pour en devenir autre chose. Cela rejoint ma première idée par rapport au projet de Jeune Création qui était de travailler avec les verrières de la galerie Thaddaeus Ropac, c’était un moyen alternatif de pointer ses éléments et révéler aux spectateurs l’espace dans lequel l’exposition s’inscrit.

Cela devient un travail scénographique ?

Oui, il y a une volonté de pointer des détails du lieu et des zones soit inaccessibles, soit presque invisibles. Il y a une attention sur le lieu même et une réflexion par rapport à l’espace qui est de plus en plus inscrite dans mon travail.

Comment en êtes-vous venu à utiliser le procédé du cyanotype ?

Je cherchais une technique photographique qui me permettrait de relever des tâches de lumières qui pourraient tomber au mur, et avec du papier photo c’est impossible car trop sensible. Alors qu’avec du cyanotype, la réaction ne se fait qu’avec les ultraviolets donc en présence de soleil direct ou avec une lampe à UV. C’est une technique que j’ai commencé l’an dernier et que j’utilise depuis.

C’est particulier comme technique par rapport à tous les procédés plastiques ou numériques que l’on a aujourd’hui…

En effet, ce n’est pas très pratique en soi, mais en même temps il y a un côté fastidieux avec les préparations chimiques, le support, la relation avec l’artisanat, et une fois que c’est fait, c’est très simple, il n’y a plus qu’à attendre le soleil ! J’aime assez ce rapport avec la dépendance, l’idée qu’une situation ou une image dépende d’un élément extérieur. Pour Jeune Création, le projet Sans titre (10 minutes) a été créé dans mon atelier, ce sont trois stores de fenêtres enduits de solution cyanotype et placés sur mon mur d’atelier sur lequel il y a de grosses tâches de lumière qui rentrent durant la journée. Chacun est exposé à un moment différent de la journée pour une même durée d’expositions. Selon l’intensité du soleil, il y a plus ou moins de réaction bleue et il y a le risque que durant la mise en place des stores, le temps d’exposition soit complètement dépassé sans que le soleil ait pointé et que la solution n’ait donc pas réagi. J’aime cette idée que l’on ne puisse pas contrôler quelque chose ou très peu.

Entretien réalisé par Lola Bonnelarge