Propos recueillis par Indira Béraud


En 2018, le duo d’artistes Émilie Brout et Maxime Marion a réalisé A Truly Shared Love, un court-métrage dont ils sont les héros. Ce film de 5 minutes 20 à l’esthétique ultra normée reprend la structure d’un trailer. Par définition, il annonce une version plus longue. Focus sur ce projet en cours depuis deux ans, qui sera présenté pour la première fois à la Triennale Jeune Création du Luxembourg en juin 2020.


 

Vous êtes les protagonistes du film et vous incarnez votre propre rôle, c’est-à-dire un duo d’artistes en couple. Ce film est tourné principalement dans l’atelier et témoigne ainsi de votre pratique. Pourquoi était-ce important pour vous de vous mettre en scène en tant qu’artistes ?

 Émilie Brout : Cela nous semblait important dans la mesure où l’on voulait parler de quelque chose de très intime, même s’il a fallu apprendre à composer avec notre propre image. Nous voulions créer un contraste entre cette scène privée et publique, et c’est ainsi qu’est née l’idée de se mettre en scène.

Maxime Marion : Nous avions envie d’aborder la question de l’intimité dans un contexte de surveillance. On s’interroge sur les moyens de résistance : quelles stratégies adoptées dans le contexte actuel ? Le fait de se mettre en scène est venu naturellement parce que c’était notre propre matériau. Qu’y a-t-il de plus personnel finalement ? Cela permettait d’appuyer ce contraste entre cette dimension intime, réelle, sincère et un contexte de représentation de soi, d’images hyper normées : d’ailleurs nous-mêmes nous sommes un couple jeune, blanc, hétérosexuel…

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Les images sont empreintes d’une esthétique commerciale, lustrée, voire stéréotypée. Tous les plans de votre film seront disponibles à la vente sur des plateformes de stock vidéo et respectent le cahier des charges de Shutterstock. Pouvez-vous nous parler de cette distance maintenue face au réel, de la manière dont vous dessinez un monde fantasmé, sorti d’un catalogue publicitaire ?

Maxime Marion : C’est un des points de départ. Nous avions découvert le catalogue Shutterstock, qui compte quinze millions de vidéos. On peut taper n’importe quoi, même les choses les plus viles ou les plus honteuses, et trouver une image avec une belle ambiance, à travers laquelle transparaît toujours la finalité commerciale.

Émilie Brout : Oui, que ça soit positif ou négatif, on tombe sur des images d’Épinal, ça reste complètement idéalisé. Ces images-là nourrissent une grande partie de la publicité annexe et surtout la culture visuelle d’aujourd’hui.

Maxime Marion : Il y a quelque chose de très fallacieux dans les titres ou les tags. Par exemple, les individus sont toujours décrits comme séduisants, peu importe s’ils le sont ou pas.

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Chaque mot énoncé ressemble à un hashtag, un mot-clef tapé dans un moteur de recherche, de sorte que tout devient « objectivé ». Pouvez-nous parler de la voix off ? Quelle suite pour le moyen-métrage ?

 Émilie Brout : La question de l’écriture est cruciale. Et c’est pour cela d’ailleurs que dans l’exposition « Great Stories Start Here » à la galerie 22,48 m², nous avions mis en regard le trailer avec b0mb, où la question de la traduction est également présente, mais où le processus est inversé. Dans b0mb, les mots du poème de Corso généraient des images puisées sur Internet ; comme une sorte de point de jonction, une « aire d’autoroute » pour toutes ces images. Dans A Truly Shared Love, ce sont les images qui génèrent les mots-clefs. Comment peut-on traduire l’image en mots et inversement ? Sur Shutterstock, les tags servent à filtrer les contenus ; on essaie d’en jouer de manière critique. Cela peut aussi être pris avec un certain humour : par exemple, il y a ce plan où l’on regarde une série la nuit, tous les deux avachis sur le lit avec le chat, et l’on énonce des mots comme « minces », « attractifs », « détendus »…

Maxime Marion : On a repris exactement le même titre d’une vidéo de stock existante. C’était parfait. On a simplement rajouté « avec un chat ».

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En intégrant ces plans qui constituent l’œuvre dans la plateforme de stock, en glissant de l’art dans ces catalogues d’images publicitaires, est-ce aussi une manière pour vous de subvertir, à votre échelle, cet univers ultra normé, façonné par le consumérisme ?

Maxime Marion : Oui, absolument. Mais c’est aussi une manière de pousser le jeu plus loin. Au début, il était très important pour nous que tous les plans soient validés, mais c’est moins le cas à présent. Pour le moyen-métrage, on va le faire également, mais ce ne sera pas la finalité, il s’agit plus d’une confirmation du fait que nous respectons bien les critères de cette imagerie commerciale.

Le film, c’est l’histoire d’une malédiction et d’une tragédie. La malédiction, c’est le capitalisme et la tragédie, c’est qu’on ne peut pas en sortir. Comme on ne peut pas en sortir, nous nous sommes demandé ce qu’on pouvait faire en parlant le même langage. Alors nous infiltrons le système, à notre niveau bien sûr. Ça peut être des choses subtiles, par exemple Émilie qui travaille sur l’ordinateur pendant que je dors à côté ; alors que dans les images qu’on trouve sur les stocks, c’est presque toujours l’homme qui est devant l’ordinateur pendant que la femme regarde, plus en retrait. On crée ainsi une petite distorsion ; on y injecte un peu de sincérité, là où tous les plans sont exempts de toute trace du réel.

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On retrouve d’un côté cette histoire d’amour, le bonheur, les larmes, l’intimité, et de l’autre cette impression de vacuité, d’absence de profondeur, de factice. Comment avez-vous exacerbé cette tension entre l’affect et l’artificiel, et en quoi cette contraction entre deux états a priori opposés apparaît-elle centrale dans le film ?

Émilie Brout : En utilisant des images très lisses et stéréotypées, cela nous permet bizarrement d’accéder à quelque chose de plus juste, de plus sincère parce que l’artifice est évident. Tous les stratagèmes sont rendus visibles. Le spectateur comprend qu’il est face à une image construite et maîtrisée.

Maxime Marion : Oui, c’est de l’anti-illusion. Pour reprendre les termes d’Ed Atkins, on montre un peu « l’os de l’image ». La mise en scène est tellement évidente, on n’essaie pas de piéger le spectateur… D’ailleurs, on s’inscrit dans une certaine tradition du cinéma français, comme avec l’épuisement du jeu d’acteur chez Bresson ou Godard. Paradoxalement, le résultat devient plus émouvant. La distance avec l’image induit finalement un effet de proximité. À propos du film Casablanca de Michael Curtiz, Umberto Eco a dit : « Deux clichés font rire. Cent clichés émeuvent. ». Nous avons également repris la structure de la tragédie, une sorte de boucle dont on ne sait pas comment sortir. Dans le moyen-métrage, il y aura une tentative de fuite, mais qui sera veine.

Émilie Brout : Ce point de fuite sera tourné en Corse dans un cadre idyllique et correspondra à un moment ambigu, le spectateur ne sachant pas vraiment si je suis là-bas ou non, si tout cela est bien réel. Il y aura d’ailleurs souvent un doute sur la nature des images, entre de la 3D et de l’image saisie.

Maxime Marion : Puis on va revenir à quelque chose d’assez proche du début pour former une sorte de cycle.

Émilie Brout : Oui, comme dans En attendant Godot par exemple… Il ne se passe presque rien et en même temps c’est très beau, cette répétition, cette tension, cette vérité dans les personnages… C’est un cycle qui se déconstruit, un rouage qui ne fonctionne plus, quelque chose de défaillant.

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Lorsque vous avez tourné le trailer, vous aviez déjà en tête toute la narration du moyen-métrage ?

Maxime Marion : Non, pas du tout.

Émilie Brout : Nous n’arrêtons pas de faire des allers-retours entre les textes, les images. Il y a quelque chose de très visuel dans notre montage.

Maxime Marion : C’est une sorte de méta-écriture. On raisonne par mots-clefs, par contrastes, par analogies d’images. Ce n’est pas du tout une structure narrative classique. Pour le trailer, nous avions repris les codes structurels du format bande-annonce. Ici la structure narrative sera plus complexe, avec des codes scénaristiques, des tensions, mais ce ne seront que de fausses pistes.

Émilie Brout : Oui, ça reste une coquille vide.

Maxime Marion : D’ailleurs nous allons retourner quasiment tous les plans du trailer, et certains des plans initialement présents ne seront plus dans le moyen-métrage. Cette première phase nous a permis de défricher un peu ce que l’on avait envie de faire. Certaines choses seront bien plus développées, telles que les objets connectés, la technologie domestique omniprésente, le junk time dans lequel on vit dénué de logique dans l’espace et dans le temps. On va essayer de créer une atmosphère à la fois flottante et liquide.

Des produits, de plus en plus high-tech, s’immiscent dans l’intimité de votre couple. Ces objets connectés, en plus de récolter des données personnelles, diffusent des publicités au sein même du foyer, formatant désirs, regard sur le monde, et objectifs de vie…

Maxime Marion : Oui tout à fait, cette idée du désir façonné par ces objets est très présente. C’est un fil que nous voulons tirer : ce rapport à l’image de l’autre qui peut être influencé par la représentation, même au sein du couple.

Émilie Brout : La représentation de soi traverse tout le film, dans l’espace public, mais aussi dans l’espace intime, et on intégrera beaucoup d’objets connectés. On aura des compagnons, dans le sens de la parenté chez Haraway, des objets ambigus à mi-chemin entre l’animal et le robot. Ces objets apporteront de la discorde, mais aussi du réconfort. Il y aura une sorte de conflit, mais également de la tendresse entre ces entités, notre chat et nous…

Maxime Marion : Dans le trailer, il y avait déjà des analogies de ce type, comme entre notre chat et une souris d’ordinateur ; nous allons aller plus loin dans ce sens, en jouant aussi sur l’empathie que ces objets peuvent générer. Empathie qui est elle-même d’ailleurs déjà souhaitée par leurs producteurs, comme avec Alexa d’Amazon.

Émilie Brout : Des technologies de monitoring du corps comme l’iWatch permettront de rendre visibles des états émotionnels ou des connexions entre nous. Nous nous intéressons aussi aux lampes simulant l’aube ou stimulant l’endormissement et qui collectent sur les données de notre sommeil.

Maxime Marion : Il y a de plus en plus d’applications qui enregistrent, même lors de temps morts comme le sommeil, des informations sur lesquelles capitaliser. Le but n’est pas ici d’avoir un propos anti-technologique, mais plutôt de voir de quelle manière on négocie avec ces technologies.

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Dans cet univers aseptisé, plusieurs œuvres d’artistes se retrouvent glissées ici et là : une tapisserie de Jimmy Beauquesne, un blouson noir de Ludovic Sauvage. Comment ont-elles fait irruption dans l’œuvre ? Qu’en sera-t-il pour le moyen-métrage ?

Émilie Brout : On va continuer à inviter des artistes à produire des œuvres que l’on glissera dans le film. On propose cela à nos amis, parce qu’on tient à cette proximité. L’affiche du film a été réalisée par Yannis Pérez. On a choisi des pièces ambiguës, qui pourraient, de par leur statut ambivalent : un poster, une tapisserie, une veste… ne pas être considérées comme des œuvres d’art.

Maxime Marion : C’est amusant parce que pour déposer un plan contenant une œuvre d’art sur Shutterstock, il faut l’autorisation de l’artiste. Or, la plateforme considère ces différents éléments comme décoratifs et n’a rien exigé.

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Et d’où vient la musique ?

Émilie Brout : C’est nous qui la composons, on voulait quelque chose qui soit aussi un marqueur, qui appuie les émotions…

Maxime Marion :… une musique sans batterie, sans rythme, qui produise un côté « bulle ». On va peut-être reprendre le thème principal du trailer. Nous nous sommes inspirés des arrangements de Philip Glass pour la Trilogie Qatsi, réalisée par Godfrey Reggio. Et la mélodie rappelle une chanson d’« amour » de Xxxtentacion.

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Quand est-ce que sort le film ?

Maxime Marion : On aimerait qu’il soit fini pour juin prochain.