Diplômée de l’Ensba de Lyon, Flora Bouteille participe actuellement à la biennale de Bolzano en Italie. Son travail a été présenté lors de l’exposition « Partout, mais pas pour très longtemps », tenue au Centre d’échanges de Perrache, du 2 au 11 juillet 2018. Le soir du vernissage, le public assistait à la performance Lost Ego (image fade n°1) : retour sur ce temps d’inter-dépendance revendiqué.

 

 Cassandre Langlois

dialogue libre avec

Flora Bouteille

 

Lors de l’exposition collective « Partout, mais pas pour longtemps », présentée par le collectif convoi exceptionnel, tu as imaginé une pièce live et collaborative pour quatre artistes. Un scénario de force pour la terrasse de l’ancien ELAC – Espace Lyonnais d’Art Contemporain où le public était invité à cheminer auprès de performeuses. Elles déambulaient en ce lieu, réalisaient des tracés à la craie sur le sol et déclamaient des bribes de textes issus de lectures partagées. Une proposition sonore – enveloppante – les accompagnait. Dans l’un des bassins, une sculpture en métal – un faux ready-made – se faisait présence énigmatique sur un territoire à investir. De part et d’autres, deux mâts de bateau flanqués de tissus blancs. Ils accueillaient des fragments de textes dont la typographie – Cancer 44 – a été créée à cette occasion :

« Loin des guerres nucléaires, des tempêtes et de la montée des eaux », 

« I feel like in a mindset of endless maintenance ».

Lost Ego (image fade n°1) parle d’images. À l’intérieur de l’espace d’exposition : une vidéo franche et brute. On y observe ta mère en train de disséquer un oeil de boeuf. Une réflexion sur la « dissection du regard », un écho à la performance. Le tout, une interrogation sur la question d’« arrêt sur image », de « retard » tel qu’il est évoqué par Marcel Duchamp.

La question de l’arrêt sur image, plutôt que d’être traitée comme thème de représentation, vient surtout du fait que je m’intéresse aux images produites par les artistes. Tout ce qui est fait (peinture, sculpture, performance, live, etc) dans le champ de l’art, devient image. S’aplatit pour être diffusée, se répand, s’étale. Mais même en rejetant cela, peut-on y échapper ? Toute théorie est vaine, je crois. Nous parlions justement de cela, à la biennale de Bolzano, où je présente actuellement des pièces. J’avais « clandestinement » invité deux amis musiciens, ils jouaient sans label et sans nom, puis nous avons nous mêmes saccagé nos cartels. Ils ne parlaient pas des pièces. Devant notre pavillon, un cartel de la taille d’une porte. Une aberration, non ? Mettre une porte de justifications avant d’accéder à l’objet me paraît être une absurdité. De l’art ? Vraiment ? Dès que notre performance a commencé, nous avons pris un pinceau et recouvert le texte. En dessous, nous avons écrit :

« L’art est l’image, sauf pour l’artiste ».

Swan Gautier, dans Lost Ego (image fade n°1), performance de Flora Bouteille, 2 juillet 2018 ©Marie-Goundo Traoré

Swan Gautier, dans Lost Ego (image fade n°1), performance de Flora Bouteille, 2 juillet 2018 ©Marie-Goundo Traoré

Tu as également débuté Lost Ego (image fade n°1) en intervenant toi-même dans l’espace d’exposition. À la craie, tu as délimité, au sol, l’espace dans lequel ta vidéo était présentée. Une séparation nette avec le travail de l’artiste exposé – imposé – à proximité. La performance se poursuivait sur la terrasse. Nous sommes peu à peu devenus les témoins de figures vives au protocole décomplexé. Des images de chairs éveillées : Swan Gautier, l’une des performeuses, faisait penser à une sculpture baroque totalement décrispée : pas d’arrêt sur image, mais une image libérée. Entre solennité et dérision, ces images, délibérément en colère, puisaient leur vocabulaire dans une urgence donnée : l’art et l’amour y étaient évoqués. Tu m’as également parlé de disparition de l’artiste ?

Oui, mais ce n’est pas la disparition par excess de modestie, ou pour désarmer certaines institutions. Plutôt un remodelage, et une attitude libérée par rapport à la définition de l’artiste. Il ne s’agit pas d’argent en premier. Il faut penser le marché comme état de fait certes, mais surtout comme espace où tracer de nouveaux sillons. Trouver comment se subvenir, en cohérence. Sinon autant devenir producteur de formes, ça rapporte.

Donc la collecte et la collaboration ! La collecte comme méthode de travail : chercher, trouver, s’approprier, ré-inventer. Et puis le travail de groupe, le live. Lost Ego (image fade n°1) en est un exemple. Tu collabores avec des performeurs, leur présentes un projet avec des idées, leur proposes de lier les choses avec leurs propres références, interprétations. Se nourrir mutuellement, c’est une logique d’inter-dépendance entre toi et l’Autre.

Mon travail souhaite se passer des filets de sécurité ! Cela veut dire prendre le risque que cela FAIL vraiment. Et en même temps, c’est quoi le FAIL d’une chose qui n’attend rien d’elle-même ? Je prends le risque avec eux, puis on le prend tous ensemble en décidant de ne pas savoir, et ce jusqu’au bout. Ce qui compte pour moi, en connectant ces individus, c’est qu’ils se sentent bien à un endroit. Pas psychologiquement, mais métaphysiquement. Pas de thérapie, des choses à bouger, des colères qui grondent. Un certain tonnerre. Un espace où ils deviennent auteur, et développent quelque chose pour leur propre concern qu’ils ne perdront pas ensuite. Ce ne sont pas des exécutants. Ils viennent, on fabrique, ils repartent. Une autre pièce et d’autres arrivent. Certains restent, mais ce n’est jamais une interjection.

Et puis l’inter-dépendance et le risque ne doivent pas être des sujets dont on se saisit pour satisfaire une mode. Si tu parles d’inter-dépendance, attache ta corde à un point sur la paroi, ferme les yeux, compte dessus, monte. Je pense que je suis de plus en plus un agençeur de situations, une chaleur qui aime les humains, et se surprendre !

Tu fais en sorte que les personnes qui travaillent avec toi lors de performances soient engagées physiquement et émotionnellement. Je repense à « I’m Never Forever, I’m Never For Now », une performance que tu as présentée à l’Ensba de Lyon, au Réfectoire des nonnes, en avril 2018. Les indications que tu avais données aux performeurs étaient les suivantes : « vous ne devez pas interpréter mais attraper la gale. Si je vous dis que mon personnage est malade, vous devenez malade. Vous n’êtes plus un être sain qui joue un être diagnostiqué pathologique, vous êtes la pathologie ». Intenses, c’est de cette manière que je qualifierais tes oeuvres…

L’engagement émotionnel et physique, c’est la première étape, et la plus importante. Il est primordial que la personne vienne par envie, jamais par intérêt ou par devoir. Elle vient chercher quelque chose pour elle, elle ne vient surtout pas me rendre un service. On discute, on expérimente des gestes, des mots et j’ai les yeux grands ouverts ; qu’est-ce qui est en train de se passer ? Qu’est-ce que je vois ? Ensuite, je leur demande : Que voyez vous ? Que voulez vous faire ? En faisant toujours attention à laisser libre l’espace de la parole. Je sais ce que je veux, mais je ne le dis jamais d’abord. Je pense que cela fermerait des possibilités, que cela générerait un courant. Je veux laisser la place à l’imagination des autres pour nourrir la mienne.

Dans Lost Ego (image fade n°1), les corps se font présence singulière, entre force et discrétion. J’ai pensé à la question du corps fantôme. D’ailleurs, tu as évoqué avec moi le film Ghostdance de Ken McMullen, dans lequel Jacques Derrida « joue son propre rôle » et laisse son fantôme le « ventriloquer ».

C’est aussi ce que je souhaite : que mes performeurs se laissent « ventriloquer » par d’autres fantômes, qu’ils avalent symptômes, attitudes, émotions. Les références que tu cites là sont très justes. Ce sont de beaux moments issus de nos discussions précédentes. Ces choses que tu évoques, c’est notre destination. En chemin, il y a beaucoup de choses qui se produisent déjà. Je pense que la prochaine étape de mon travail est de préciser des positions en ce qui concerne l’interprétation, l’improvisation et la spontanéité.

Alix Merle, dans Lost Ego (image fade n°1), performance de Flora Bouteille, 2 juillet 2018 ©Marie-Goundo Traoré

Alix Merle, dans Lost Ego (image fade n°1), performance de Flora Bouteille, 2 juillet 2018 ©Marie-Goundo Traoré

Lost Ego (image fade n°1) de Flora Bouteille, typo par Marine Leleu, 2 juillet 2018 ©Marie-Goundo Traoré

Lost Ego (image fade n°1) de Flora Bouteille, typo par Marine Leleu, 2 juillet 2018 ©Marie-Goundo Traoré

Plus d’informations

Lost Ego (image fade n°1) avec Flora Bouteille, Swan Gautier, Alix Merle, Samuel Gouttenoire (son) et Marine Leleu (typographie).

Flora Bouteille

Convoi Exceptionnel

Une vidéo de Marie-Goundo Traoré