Après un trajet mouvementé, balloté par les mouvements saccadés d’un bus de banlieue, courant pour ne pas rater la prochaine correspondance et stressé par les différents embouteillages matinaux, l’arrivée au Carreau de Cergy a été une course personnelle contre la montre. Rythmée par l’effervescence bien connue de la région parisienne, cette matinée ne s’annonce pas des plus reposantes.

Et pourtant, en poussant la porte de l’espace d’art, le temps s’arrête.

Les seuls sons qui résonnent entre les cloisons sont la cadence des œuvres mécaniques, la douce musique d’une bobine Super 8 projetée contre un mur, et un grondement sourd et étouffé. Pas âme qui vive, le Carreau est à nous pour une petite pause dans le temps.

La première œuvre rencontrée est celle de l’une des commissaires de l’exposition qui ouvre la voie au sujet abordé. Contre toute attente, nous pénétrons dans une salle d’attente. « Installez-vous, on vous appellera » nous dit-elle. Posté au milieu d’un papier peint kitsch, de plantes artificielles qui ne faneront jamais et de mobiliers vieillots, on est invité à feuilleter des journaux obsolètes datant des années 1950. L’attente risque d’être longue dans le purgatoire que nous propose Fanny Serain.

JEFFREY MICHAEL AUSTIN, ETERNALLY COMPOSED, SERIE DE 5 DESSINS À L'ENCRE, 22,9X30,5CM, 2014. ©Jeffrey Michael Austin

JEFFREY MICHAEL AUSTIN, ETERNALLY COMPOSED, SERIE DE 5 DESSINS À L’ENCRE, 22,9X30,5CM, 2014. ©Jeffrey Michael Austin

Effectivement, Djeff et elle ont conçu cette exposition comme une discussion autour de la notion de laps de temps. Comme ils l’expliquent, il s’agit d’un intervalle entre deux éléments, époques, sons, objets, chaque interprétation y est discutée. Dans la lenteur et le silence, presque toujours dans la solitude, chaque artiste invité propose une expérience bien personnelle de cet état transitoire.

BERTRAND PLANES, LIFE CLOCK, HORLOGE AU MÉCANISME RALENTI 61320 FOIS, 51 CM DE DIAMÈTRE, 2004/2008. ©Anaëlle Villard

BERTRAND PLANES, LIFE CLOCK, HORLOGE AU MÉCANISME RALENTI 61320 FOIS, 51 CM DE DIAMÈTRE, 2004/2008. ©Anaëlle Villard

Entre Bertrand Planes et Gianni Motti, on s’interroge sur la perception relative du temps. Le premier donne à voir une horloge du cours sa vie dont les dernières années semblent s’enchaîner à une vitesse folle. Le second s’engage dans un voyage pédestre au travers des vingt-sept kilomètres qui bordent le Grand Collisionneur du Cern, en Suisse. Il arpente le tunnel dont le paysage reste constamment identique d’un bout à l’autre. Alors qu’on le croit destiné à parcourir éternellement le même chemin, il en vient finalement à bout après 5 heures et 50minutes. On imagine les particules, rieuses, effectuant au même moment 11 000 tours en une seule seconde.

La modernité et la technologie qui nous font vivre à cent à l’heure sont très présentes dans l’exposition.

Comme un pied de nez à mon trajet si représentatif du quotidien parisien, ces habitudes impatientes du « toujours plus vite » sont tour à tour moquées, étudiées et critiquées. Citons Paul Destieu qui, faisant tourner la boucle de chargement numérique sur une cimaise, projetée via un film Super 8 d’époque, s’amuse à nous faire attendre une vidéo qui ne viendra jamais ; mais aussi Adam Magyar, qui, grâce à un dispositif de son invention, filme l’arrivée à quai d’un métro. En ralentissant ces quelques secondes qui rythment nos journées, pour les étirer en 24 longues minutes, il obtient un instantané de toute la vie contenue dans ce si court et finalement pas si vide laps de temps.

PAUL DESTIEU, RÉVOLUTIONS, BOUCLE DE CHARGEMENT NUMÉRIQUE TRANSFÉRÉE SUR BOBINE SUPER 8, EN BOUCLE, 2012. ©Paul Destieu

PAUL DESTIEU, RÉVOLUTIONS, BOUCLE DE CHARGEMENT NUMÉRIQUE TRANSFÉRÉE SUR BOBINE SUPER 8, EN BOUCLE, 2012. ©Paul Destieu

Plus loin, des œuvres se répondent sur la pensée autant rassurante qu’oppressante que rien ne change. Devant Deux Visions de Caroline Delieutraz, on se perd à chercher les quelques maigres différences entre les clichés de Raymond Depardon et les captures de Google Street View. Si peu d’années se sont écoulées entre chaque image, on se perd cependant à penser que rien n’a bougé entre le voyage du photographe et l’escouade de google, que ces villes demeureront identiques, rassurantes et nostalgiques.

Il est dit que l’exposition est présentée de manière à proposer des représentations de la notion de laps au centre de l’espace puis ses interprétations différentes gravitant autour, réunies par thèmes. Dans la réalité, il semble en être tout autre.


Bien qu’on ne distingue que peu ces catégorisations , ce “désordre” ne choque pas : chaque artiste nous invite à vivre sa propre vision, sa propre expérience.


Si le laps n’est perceptible qu’après son passage ; si la prise de conscience ne se trouve que dans la conclusion de ce moment, briser la narration suffit à nous faire sortir d’un monde pour replonger aussitôt dans le suivant.

CAROLINE DELIEUTRAZ, DEUX VISIONS, SÉRIE DÉBUTÉE EN 2012, 20 DIPTYQUES, PAGES DU LIVRE "LA FRANCE DE RAYMOND DEPARDON" ET CAPTURE D'ÉCRAN DE GOOGLE STREET VIEW, 30,5x21,8cm CHAQUE. ©Anaëlle Villard

CAROLINE DELIEUTRAZ, DEUX VISIONS, SÉRIE DÉBUTÉE EN 2012, 20 DIPTYQUES, PAGES DU LIVRE « LA FRANCE DE RAYMOND DEPARDON » ET CAPTURE D’ÉCRAN DE GOOGLE STREET VIEW, 30,5×21,8cm CHAQUE. ©Anaëlle Villard

Gianni Motti, Lyes Hammadouche, Adam Magyar, Justine Émard, Mathieu Roquigny… la trentaine d’artistes nous ouvrent les portes de leurs ressentis dans l’exposition « Laps » et nous poussent à revivre en même temps qu’eux quelques secondes de leur existence telles qu’ils les ont perçues. L’exposition est simple, mais efficace. En ressortant du Carreau, le temps ne semble pas avoir bougé ; nous pouvons sauter dans le prochain bus, fonçant et bringuebalant vers notre prochaine destination et la journée reprend son cours, là où « Laps » l’avait laissée.

Anaëlle Villard

Plus d’information

L’exposition « Laps » est visible au Carreau de Cergy, du 3 octobre au 29 novembre 2015.

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