Mille paysages en quête de peintre : Nature, savoir et illusion des figurations d’Edouard Wolton
Portée par une énergie semblant inépuisable, la pratique d’Edouard Wolton est à la fois dense et prolifique. Si la peinture est son medium de prédilection, la volonté de produire des images l’incite à démultiplier formats et supports : techniques d’impressions (sérigraphie ou gravure) et compositions à partir de documents existants (collages, dispositif d’exposition de documents sous vitrines) interviennent dans son travail comme des moyens parallèles d’embrasser l’ensemble des éléments qu’il fait converger dans son œuvre. La rapidité et les possibilités de sérialité propres aux impressions sont ici complémentaires du temps plus long imposé par la peinture à l’huile.
De l’exploitation à l’exploration d’une nature sublimée
Edouard Wolton a pour préoccupation principale le rapport qu’entretient l’homme avec la nature. Depuis plusieurs années, sa pratique suit une trajectoire qui vise à rendre compte des différents éléments qui sous-tendent cette interaction et des productions qui en sont issues. A l’origine de cette impulsion réside l’ambivalence de sa propre expérience dans le réel : face à l’hostilité d’une nature sauvage, sa fascination se teinte d’un mélange étroit entre crainte et admiration. Une certaine mise à distance semble ainsi nécessaire pour assurer sa protection, apaiser le vertige, tout en maintenant le fil tendu.
C’est donc avec une certaine logique qu’émergent les séries de peintures consacrées aux paysages manufacturés : Les stations services (2005/2006), Les mines (2007/2008) et Les puits de pétrole (2009) font référence à l’industrie lourde, symbole d’une nature soumise au contrôle de l’homme et abordée dans une dynamique d’exploitation. Machines et structures architecturales sont les manifestations d’une puissance de l’homme qui parvient à dompter un temps celle de la nature.
En 2010, le projet T’ fait apparaitre les limites de cette toute puissance illusoire. Le violent impact d’une catastrophe industrielle se déploie dans cette installation : cessation des sens et temps suspendu (aveuglement et surdité) dans la première salle, recouvrement de la perception et sidération dans la seconde. Concentré autour des notions de déflagration et d’onde de choc, cette exposition annonce le basculement que l’artiste amorce : si les peintures montrent des bâtiments soufflés par l’explosion, elles introduisent aussi un lien avec une esthétique classique qui sera dorénavant un des piliers de sa production future.
Edouard Wolton envisage alors la question du paysage dans une perspective plus vaste qui se traduit par une volonté de reconsidérer l’héritage historique dans la lignée de laquelle il tend à s’inscrire. Affiner son regard, préciser ses fondements pour amorcer un travail de réappropriation, définir une cohérence s’impose comme une nécessité. Commence ainsi une vaste quête théorique qui prend la forme d’un retour aux origines. En 2011, il resserre ses recherches autour de trois théories de la rationalisation du paysage : « le Romantisme, le classicisme avec le Sublime et la question du nombre d’or à la renaissance ». Les séries « Les Grottes » et « Les paysages » assoient le double questionnement qu’il s’évertue principalement à résoudre depuis.
D’une part, quels sont les enjeux contemporains de la peinture de paysage et comment se saisir de ce lourd héritage ? Quelle marge de manœuvre subsiste-t-il entre adhésion et distanciation ? D’autre part, peindre le paysage depuis l’atelier et non d’après nature comme il en était coutume pendant la Renaissance implique l’intervention d’une construction a posteriori, empreinte à la fois d’imaginaire et de rationalité. Comment infiltrer ces nuances plastiques infimes qui ouvrent pourtant la porte d’un questionnement théorique profond ? A quoi correspondent en réalité ces paysages recomposés et à partir de quoi sont-ils constitués ?
En élaborant les séries des « Paysages » et des « Grottes », Edouard Wolton appréhende les codes et les procédés de la peinture de paysage, entre figuration et représentation, perception et imagination.
Dans « Les paysages », la citation devient un jeu entre image et langage où les références deviennent un prétexte pour constituer un territoire fictionnel propre. Le titre indique ce que le spectateur est censé voir, or c’est au cœur de ces similarités morphiques que réside son intervention : l’enjeu n’est pas la reproduction, mais bien la construction de paysages réinventés inspirés des procédés anciens. Pour le spectateur, il est question de naviguer parmi ces indices afin de parvenir à distinguer ce qui est vraiment représenté. Cette question d’un réel qui serait sujet au doute est prégnante dans l’autre série « Les grottes ». Ce sujet imprégné de mythologie est avant tout chargé de la théorie de la Caverne dans laquelle Platon met à mal les certitudes, révélant la dimension trompeuse des perceptions et des illusions.
Pour Edouard Wolton, cette assise théorique fondatrice dans l’histoire de la représentation est une nouvelle corde à son arc afin de mieux appréhender la nature.
Science et art : vers une rationalité de la nature représentée
Puisant à la source que constituent alors les théories platoniciennes, Edouard Wolton remonte son fil d’Ariane et explore le rapport qui s’inscrit entre géométrie et sacralité. L’association dans une même image de différents registres de représentation s’appuie sur la confrontation du symbole et du paysage. Les figures géométriques, dont les usages philosophiques et ésotériques ont déployé la force symbolique, tendent à saisir une forme de globalité, voire d’universalité des motifs naturels en les condensant dans ces signes abstraits. Elles viennent désormais s’intégrer à certains paysages peints, notamment dans plusieurs de ses grands formats comme Iceberg, isocaèdre, élément eau ; Nuage, tétraèdre, élément air ou encore Mirage, dodécaèdre, élément éther (2012).
Edouard Wolton entreprend parallèlement de donner forme à une collecte de sources documentaires aux visées quasi encyclopédiques qui regroupe des représentations de la nature liées au savoir, issues de la biologie, la géologie, l’astronomie, la physique ou les mathématiques. L’ensemble de ces images témoigne de cette nécessité ancestrale de s’emparer du monde par le biais d’une rationalisation stricte et scientifique. Edouard Wolton serait comme ces archéologues méticuleux qui recueillent le maximum de traces afin de reconstituer l’ensemble d’un tout insondable.
Les lithographies des « Corpus documentaires » et les compositions des « Bibliothécaires » font état de ce qu’il qualifie de « constellations argumentatives d’une rationalisation du paysage conceptualisé ». S’échappant peu à peu de la deuxième dimension, les constellations d’Edouard Wolton se déploient progressivement dans l’espace en intégrant des objets issus de ses collections désormais intégrés dans des vitrines, comme celles qu’il présentera en 2012 lors de « Geometrie der Natur », exposition qui clôt sa résidence à Leipzig. Cette exposition marque une étape dans son évolution : si les grands formats dont il a l’habitude sont encore présents, ils laissent poindre l’apparition d’une production construite à partir de multiples petits formats déployés sur les murs à la manière d’une mosaïque structurée, accumulation qui entre en résonnance avec celle des images et des minéraux, prismes et volumes géométriques présentés dans les vitrines. Il assoit ainsi une cohérence formelle par cette circulation homogène entre les différents supports répartis dans l’espace.
Le lien tangent entre forme géométrique abstraite et motif naturel le mène à focaliser son attention sur la structure des roches. La formation minérale est régie par les lois fascinantes de la morphogénèse dont le dénominateur commun correspondrait au nombre d’or. Les cristaux en sont devenu un symbole notoire : leur mystérieux déploiement structurel aux formes pures est à la fois l’objet de théories physiques élaborées et de croyances ésotériques empreintes de magie. Le minéral apparaît comme le pendant visible de la géométrie, une matérialisation concrète directement observable dans le réel qu’Edouard Wolton illustre notamment dans ses petites toiles Tournaline et Améthyste (2012). La minéralogie est aussi profondément en lien avec l’astronomie et la cosmologie. Au delà des représentations multiples de planètes ou d’étoiles, la dimension astrale de son travail s’opère à travers un glissement du regard de la matière minérale vers la lumière. La troisième petite toile Ambre (2012) dans la même lignée que les deux autres illustre à merveille les allers-retours incessants qui s’opèrent alors entre matière minérale et lumière astrale.
Cosmos, lumière et perception : des paysages en transition
Autour de cette rationalisation du paysage perdure l’absence d’une approche empirique de la nature. Dans le travail d’Edouard Wolton, l’expérience est ailleurs. L’enjeu s’est glissé dans cette question d’une reconstitution élaborée dans l’atelier. Avec ce procédé, difficile de discerner comment s’articule la construction du tableau, entre images sources et pure fiction. L’artiste affirme son intention de s’installer là où l’imaginaire perdure, en infiltrant les failles du réel.
Il présente ses tableaux comme la partie submergée de l’iceberg, déplaçant son regard le long de la frontière ténue qui sépare l’aspect connu et préhensible du visible de sa face cachée, toujours en proie au mystère.
Ici, les prismes et notamment les cristaux font office de révélateurs puisqu’ils ont pour particularité de diffracter la lumière en dévoilant son spectre coloré : par cette décomposition apparaît brièvement la structure invisible de la lumière. Avec son Spectre Newtonnien (2013), Edouard Wolton s’empare des théories du physicien pour décrypter le visible et comprendre les mécaniques qui régissent le mouvement des corps et des fluides.
Tout en démultipliant les sujets propres à la peinture de paysage, il resserre ses expérimentations techniques sur cet enjeu particulier et cherche à retranscrire les illusions visuelles et leur température singulière. A partir de fonds aux couleurs vives, il opère une disparition progressive de cet éclat premier en développant une technique de glacis superposant les couches de medium, qui est un enduit transparent. C’est par cet effet d’accumulation que sont obtenues ses lumières diaphanes. Comprendre ce qu’est la lumière à travers la perception des couleurs est au centre de sa réflexion sur l’image peinte. Ses dernières toiles se concentrent d’ailleurs autour du phénomène plus précis de la luminescence, qu’il qualifie de « lumière non astrale » au sens où transparaît alors une sorte d’évanescence féérique. La chute des lucioles (2014) illustre ce phénomène étrange d’une lumière qui émane de l’intérieur d’un corps, et sa Méduse évoque les formes de vies étranges qui se sont développées dans les étendues abyssales afin de s’adapter à cet environnement où aucune lumière ne parvient à filtrer.
Les territoires qu’il embrasse dans ses travaux récents s’enfoncent ainsi dans des limbes ou la lumière est toujours plus rasante et pâle, à l’image de ses Trois arbres ou de son Monolithe (2014), où le paysage s’imprègne d’atmosphères transitoires montantes ou déclinantes. Il disparaît presque entièrement dans Crépuscule (2013) et semble paisiblement suspendu dans Menhir jour/nuit, où le jour pourrait tout aussi bien se lever du côté sombre, et la nuit tomber du côté clair. La notion de phénomène prend peu à peu toute son importance : atmosphérique dans Mirage, dodécaèdre, élément éther (2012), Vent solaire (2013) ou Aurore boréale (2014), visuel dans Arc en ciel (2012) Diffraction ou Halo de lune (2013), astral dans Eclipse ou Comète (2013). Ces phénomènes s’inscrivent avant tout dans une temporalité brève, où ce qui est perçu, s’il existe, est voué à la disparition. Seule demeure cette sensation d’une vision irréelle. La lumière, par son mouvement de diffusion qui rythme les apparitions et disparitions, implique une temporalité qui lui est propre. Ajoutant à cela les lois faillibles qui régissent la perception apparaît un endroit ou la réalité est floutée, fragilisée, prenant la forme d’une imprégnation purement mentale entre rémanence et persistance rétinienne. C’est cet espace incertain qu’Edouard Wolton tente à présent d’arpenter, coûte que coûte, afin d’en délivrer sa propre transcription.
« Agartha » et « Photométéores »
La double exposition présentée à l’automne 2015 à la galerie Les Filles du Calvaire compose un panorama complet et synthétique de son travail récent. L’articulation entre les deux volets de l’exposition est savamment élaborée par Edouard Wolton autour des deux aspects fondamentaux qui articulent ses recherches sur la nature et ses représentations.
Le premier volet s’intitule « Agartha », reprenant le nom d’un mythe lié à celui de l’Atlantide qu’on retrouve dans plusieurs civilisations ancestrales, notamment chez les bouddhistes tibétains ou dans la culture scandinave. Fondé sur l’existence d’un monde sacré souterrain qui serait le berceau des Dieux, ce mythe fait l’objet de nombreuses théories liées à l’existence d’une terre creuse dépositaire d’un système solaire interne qui connut une importante résurgence au XXe siècle, repris par les mouvements New Age et qui serait par ailleurs le refuge des grandes civilisations supérieures éteintes. Dans la culture scandinave, ce mythe païen expliquerait le phénomène des aurores boréales, vents solaires et lumières magiques échappées d’Agartha par son entrée située au sommet de la Terre.
C’est cette idée d’un monde imaginaire propice aux errances poétiques qui sert de point de départ à l’articulation de la recherche d’Edouard Wolton autour de la nature comme objet tour à tour de science et de fictions. Ce monde souterrain, notamment par le biais de la figure de la grotte comme refuge originel de l’Homme, est à la croisée de ces deux dimensions avec la philosophie platoniciennes. « Agartha » regroupe ainsi les tableaux figurant un rapport à la terre minérale, géologique et des théories de rationalisation géométrique du monde qu’il a induit.
Le « Photométéore », titre du second volet de l’exposition, désigne « tout élément ou phénomène rendu visible par la diffraction de la lumière ». S’y retrouvent ainsi les représentations d’études liées aux apparitions du prisme lumineux : arcs-en-ciel, halos solaires et lunaires ou anneau de Bishop. L’exposition se déploie de manière linéaire, figurant les phénomènes lumineux propres aux différentes heures de la journée avant de basculer dans l’atmosphère nocturne où se manifeste la photoluminescence des lucioles, des coraux ou des méduses. Un mur composé est enfin consacré à la diffraction du spectre lumineux et à l’expérimentation du champ chromatique.
L’étude de la structure géométrique de la matière, objet du premier volet, précède ainsi celle de la structure de la lumière du second, dans une scénographie où le glissement de l’un à l’autre est méticuleusement mené par une progression symbolique. Si « Agartha » s’achève avec la représentation d’un cratère (cet impact qui est la trace du crash d’un météore sur terre évoquant l’incrustation d’une matière astrale à la surface de la terre) c’est en annonce du mouvement d’ascension inverse du Menhir ouvrant « Photométéores ». Ces pierres levées établissent un lien entre la terre et le ciel et sont des vestiges de l’archéoastronomie : c’est l’observation de l’alignement du menhir et des étoiles qui permit l’élaboration des premiers calendriers de l’Histoire. Le tableau suivant est une représentation du monolithe de 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, symbole d’un accès vers l’espace sidéral.
Plastiquement, la forme structurée s’efface pour aller vers des représentations évanescentes où la lumière et la couleur mènent peu à peu vers l’abstraction, comme un cheminement progressif du solide vers le gazeux.
Le premier volet est au rez-de-chaussée et le second au premier étage de la galerie, sachant que ce dernier est une coursive en mezzanine. Le centre est donc un grand vide laissant filtrer un puit de lumière zénithale. Edouard Wolton utilise cette spécificité structurale de l’espace et construit « Agartha » autour de l’élévation d’une montagne au centre de la galerie qui parvient jusqu’au niveau de la mezzanine.
Cette installation assoit un lien métaphorique entre les deux expositions : la montagne est entièrement creuse, évocation à la fois du mythe et de la rocaille, qui est une représentation artificielle de la nature servant à créer de fausses cascades ou de fausses grottes, roches agrémentées de végétaux et coquillages factices typiques des XVIIIe et XIXe siècles, période où s’élabore l’encyclopédie.
« Agartha » et « Photométéores » contiennent les préoccupations conceptuelles et picturales d’Edouard Wolton, car il n’est pas simplement question ici d’études des minéraux et des phénomènes lumineux, mais bien des enjeux de représentation de la peinture : formes et couleurs, ombres et lumières. Se retrouvent ainsi l’ensemble de ses questionnements sur les théories de la peinture classique et le statut de ces paysages recomposés depuis l’atelier, l’importance du nombre d’or qui dans un tableau bien composé est censé permettre l’élévation de l’esprit du spectateur, le rendu de la lumière par la force des couleurs, par les contrastes et les transparences, le cabinet scientifique et la construction rhizomique des scénographies.
Des fac-similés qui semblent eux aussi être des portes d’entrée vers une réflexion sur les limites de la perception, au sens visuel tout autant que philosophique.
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