À propos d’un écho
Dans les années 1960, la notion et les pratiques intermédia prenaient de l’ampleur entre autres autour du mouvement Fluxus ou de théoriciens comme Higgins et Yougblood, arguant que l’art ne peut continuer à exister sans rompre les barrières des médias et prendre en compte son environnement social et matériel. Aujourd’hui, ce sont les petits-enfants de ces théories qui construisent le paysage de l’art contemporain. Les frontières entre les médias ne ressemblent plus qu’aux vestiges intellectuels d’une génération dépassée.
Avec Félicia Atkinson, ce sont les frontières mêmes des arts « plastiques » ou « visuels » (tel qu’on semble préférer l’employer ces dernier temps) que l’on peut interroger.
Artiste plasticienne et sonore, co-dirigeant le label Shelter Press avec Bartolomé Samson, Félicia Atkinson bénéficie d’une diffusion internationale et d’une inspiration trans-géographique qu’elle partage avec générosité.
En résidence au CAC La Galerie de Noisy-le-Sec cette année, elle proposa un cycle de diffusions et de créations sonores. Rencontres auditives depuis les sous-sols de son studio – « première maison d’écho » invitant le public à sept séances d’écoute collective – jusqu’à la piscine municipale – « Un écho dans la piscine (deuxième maison d’écho) » avec une programmation de trois performances sonores et lectures entrecoupées des djsets du photographe-mélomane Julien Carreyn. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvé-e-s – certain-e-s par hasard et d’autres plein-e-s d’attentions – pieds nus et le nez dans le chlore aéré de la piscine Edouard Herriot, à Noisy, samedi soir dernier.
Dans la lumière tombante, les bouées flamand rose et les flotteurs aux couleurs vives semblaient en léger décalage alors que, dans un souffle, la soirée se clôturait sur la performance sonore de l’artiste d’origine japonaise Tomoko Sauvage. Nous avions perdu depuis longtemps la notion du temps. En début de soirée, les notes calmes de Félicia Atkinson avaient étendu un premier voile sur l’espace et ses occupant-e-s, recouvrant les bruits des nageurs et nageuses, se confrontant aux discussions enfantines, composant avec un récit accidenté. Entre deux, la voix de Madeleine Aktypi, artiste et poète d’origine grecque, faisait résonné l’espace de son accent comme le commentaire d’un songe singulier, inspiré de chants de baleine, et s’exposant plus difficilement au public agité de fin de journée. Cette présence sonore continue développait notre attention pour les bruits d’eau, les rires d’enfants. À la fin, il ne restait que les attentifs, et la musique de Tomoko Sauvage, discrète, faisaient corps avec le lieu, nous engouffrant dans la matérialité de l’eau, un bol rempli, ses vibrations amplifiées à l’aide d’hydrophones.
Le travail sonore de Félicia Atkinson est un travail environnemental, au-delà de l’apparente immatérialité du son. L’environnement, c’est celui dans lequel elle nous plonge matériellement, tout d’abord. Le contexte choisi avec lequel le son fait corps. Une piscine, ici. Un studio, lors de ses séances d’écoute au CAC La Galerie. Ou encore une installation visuelle lors de son exposition Spoken Word à La Criée, à Rennes en 2017. L’environnement, c’est aussi l’état d’écoute dans lequel nous plonge sa musique. Un temps et un espace que l’artiste compare au rêve et à l’hypnose et qui regroupe les échantillons sonores et mentaux des lieux qu’elle traverse.
Le travail sonore de Félicia Atkinson est un travail environnemental, au-delà de l’apparente immatérialité du son.
Insomnies, la pièce sonore de sept heures qu’elle composa pendant sa résidence au CAC La Galerie est composée entre autres de prises de sons faites sur place mais aussi dans les déserts de Morave et de Saguaro aux Etats-Unis en 2017 et 2018. « Cette bande son, c’est mon atelier, une studio visit lente et étalée comme une nuit en bivouac » écrit-elle. Un atelier mental rebondissant dans plusieurs lieux à la fois. On discute ensemble de cinéastes comme Maya Deren et David Lynch, dont les plongés dans l’inconscient ne cherchent pas de voix explicatives, mais embrassent leur réalité surréaliste et hallucinatoire. Elle m’explique l’expérience des séances d’écoute collective pour lesquels il n’était pas spécialement prévu de discussion ou de débat, ne forçant pas l’analyse. On réfléchit au contexte de cette piscine entrainant une certaine indisciplinarité du public, une dilution de l’écoute, mais qui engage aussi d’autres manière d’écouter ensemble. Félicia Atkinson nous plonge par ses choix et sa musique dans un univers à la fois intime et collectif.
Félicia Atkinson
« L’intitulé général de ma résidence à Noisy-le-Sec était A House of Echo. L’idée était donc que chaque lieu que j’allais investir serait comme une chambre d’écho pour le travail sonore.
Un public… « Emilie Renard, curatrice du centre d’art La Galerie de Noisy le Sec, a proposé que le thème de cette résidence pour 2017-2018 soit l’hospitalité. En discutant avec elle, je me suis dit qu’il s’agissait justement de cette notion d’écoute que je souhaitais partager comme hôte. Nous sommes dans une période où il est très difficile de se comprendre, et je souhaitais amener des temps d’écoute. Ça allait de choses douces à des choses plus abstraites et rugueuses, mais l’oreille se développe aussi. Si l’on prend le temps d’écouter un son, on décide de le percevoir au-delà de sa possible agressivité ou rugosité, on peut commencer à le comprendre, comme la surface d’une roche. Sa texture particulière indique quelque chose. Il y a souvent dans mes disques des éléments un peu dérangeants ou inquiétants. Le rapport à la peur m’intéresse beaucoup. C’est finalement rare en musique. Cette sensation de peur, c’est le rapport à l’inconnu, ne pas réussir à reconnaître quelque chose. C’est une expérience bouleversante, en tout cas pour moi, en tant que spectatrice. Le dispositif de départ des séances d’écoute proposées pendant ma résidence était simple : J’invitais dix ou douze personnes dans le sous-sol assez agréable de mon atelier, avec un bon système son. Je jouais une demi-heure en ouverture puis on écoutait des compositrices que j’avais choisi, avec l’idée que, pour une fois, on ne faisait qu’écouter, c’est tout.
Une piscine… « Le livre Ocean of Sound (1995) de David Toop, auteur et musicien, m’a beaucoup marqué. C’est un livre un peu daté mais il raconte l’histoire du début de l’ambient music avec Brian Eno et son développement. Il fait également référence à la musique balinaise, à la musique de Debussy… Finalement, l’eau apparaît à la fois comme un milieu métaphorique et une inspiration réelle pour ces compositeurs d’ambient music. Par ailleurs, ma musique et celle que l’on publie avec notre label Shelter Press peut s’apparenter à une musique de niche. L’idée de la faire jouer dans une piscine un samedi après-midi de juin, c’est aussi un pari. Il y aura à la fois un public qui se déplacera pour nous écouter, et un public diversifié de nageurs et nageuses d’une banlieue du 93. Ce mélange est évidemment très excitant parce qu’il crée des heureux croisements.
Un temps… « J’ai habité deux ans dans les Alpes entre 2013 et 2015, et à cette même époque nous avons commencé à voyager dans le désert en Arizona et en Californie avec Bartolomé Sanson, mon compagnon. Ces espaces incommensurables, on peut difficilement en mesurer l’espace mais on a aussi du mal à en mesurer le temps. Cette sensation d’infini, de se sentir inclus dans différents temps à la fois, a bouleversé ma vision de l’art. J’ai eu envie de développer une série de travaux plus lents. Dans des pièces sonores de sept heures telles que celle réalisée avec le centre d’art La Galerie de Noisy-le-sec ou celle réalisée pour le centre d’art La Criée à Rennes en 2017, la logique de composition est très différente. On peut faire durer certains sons, les faire se répéter, comme des personnages qui se promènent et que l’on reconnaît… C’est également le temps du rêve ou de l’hypnose, qui peut se rétracter et se dilater selon notre capacité à s’y ouvrir, presque cosmique. Un temps où nous ne sommes pas dans la verticalité ou l’horizontalité, mais dans une circularité.
Un espace relationnel… « Comme je suis quelqu’un qui voyage beaucoup, un voyage est toujours en regard d’un autre déplacement. Il n’y a pas forcément de rapport à l’origine dans mon travail, où alors à une origine qui se métamorphose, et une relation par rapport aux distances entre les lieux et les êtres. Ce côté relationnel, il se retrouve dans ma manière de composer l’espace dans une exposition. Par exemple, à la Criée l’espace entre les sculptures était important car c’était la place où le son pouvait advenir, où il pouvait circuler. Les lieux où je vais ne fonctionnent qu’en relation. Je ne raconte pas ma vie au quotidien, mais je me plonge dedans pour me connecter au monde, de plus, on pourrait dire que la première habitation dans laquelle on est, c’est son corps et son esprit. C’est ce que je trouve intéressant dans le processus artistique : on est à différents endroits en même temps. La perception de l’écoute, c’est un peu la même chose, c’est quelque chose qui passe et repasse entre l’extérieur et l’intérieur de soi. C’est assez magique. »
L’écho dans la piscine (deuxième maison d’écho) 2018, Production La Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec. ©Julien Carreyn
Photographies : Félicia Atkinson, L’écho dans la piscine / Ambient Pool (deuxième maison d’écho), 2018. Avec Madeleine Aktypi , Félicia Atkinson , Tomoko Sauvage, Julien Carreyn. Piscine de Noisy-le-Sec, Production La Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec. ©Julien Carreyn
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