Archive: à l’occasion de son exposition au Palais de Tokyo*, (re)découvrez cette critique issue de notre numéro #1 Automne-Hiver 2016 !


Julien Creuzet : Augmentation systémique pour écosystème plastique


 

« Opéra-Archipel » est le titre d’un des derniers ensembles de Julien Creuzet, projet tentaculaire élaboré dans le cadre de sa résidence à La Galerie de Noisy-le-Sec en 2015. Cet intitulé évocateur et énigmatique agit comme un condensé des principes actifs qui sous-tendent les œuvres de l’artiste.

Dans sa structure d’une part, car l’invention d’un nom composé est à l’image de productions plastiques qui reposent sur de simples associations.

Julien Creuzet accole les mots comme il appose les objets : la proximité, la superposition, la mise en perspective permettent l’émergence de procédés poétiques et narratifs.

Dans son champ sémantique d’autre part, le choix des termes ne doit en effet rien au hasard : « opéra », en référence à cette forme d’art total où l’espace scénique est celui où convergent musique, chant, mise en mouvement du corps et composition visuelle et plastique ; « archipel » renvoie à un espace géographique où la prolifération d’îlots est conditionnée par l’alternance entre immersion et submersion qui caractérise les points de rencontre entre terre et mer. Un espace global et morcelé, à l’image de son travail.

Les œuvres de Julien Creuzet sont avant tout des assemblages précaires composés d’objets, d’images, de matières brutes ou transformées, naturelles, végétales ou minérales, de substances alimentaires, articulées dans
un pêle-mêle minutieusement chorégraphié.
Le travail de composition suit un processus qui relève à la fois du surgissement et d’un long dialogue mouvant, sous-marin, jusqu’à ce que le moyen d’opérer s’inscrive dans une forme définitive. Ces installations qui investissent l’espace sont indissociables des titres qui les désignent, sortes d’échantillons d’une
production poétique omniprésente tour à tour écrite (gravée, placardée, typographiée à la main, sous-titrée) ou orale, enregistrée ou énoncée in situ, par lui ou par un autre. Le cartel qui liste les matériaux a déjà un pied dans le processus narratif, cette description séduisante résonne comme un appel aux sens et constitue l’une des voies d’accès à l’identité de l’œuvre et à ce qu’elle sous-tend, comme pour « Je vais faire le vide au milieu de ma vie (…) (2016), placage de frêne, placage de palissandre de Rio, ruban adhésif, plastique, colorant alimentaire rouge, verre, collier de graines, métal, affiche poème ».
Le même principe d’associations libres est à l’œuvre dans son travail du verbe, récits en rimes et en proses d’explorations quotidiennes, descriptions aigres-douces de ses interactions avec un environnement immédiat
passé au peigne fin, où le moindre suffit à insuffler la fiction. La dimension performative est alors le dernier ingrédient clé de ce panorama. Si l’artiste est le protagoniste principal de son travail vidéo ou des événements qui ponctuent ses expositions, il peut aussi requérir l’intervention d’autres performeurs, comme ce fut le cas lors du volet « Opéra-archipel, ma peau rouge henné », présenté au FRAC Haute-Normandie en 2015.

Julien Creuzet, Opéra

Opéra-archipel, nos mouchoirs agités, nos grands foulards, nos petites histoires, cascade (…), avec Pierre Liévin, 2015, impression numérique sur satin, bourdon au fil doré, 100 x 100 cm, édition de 3 + 1AP / Opéra-archipel, la goutte d’or (…), 2015, bouteille, charlotte pour cheveux. dimensions variables éd. de 3 + 1AP / Opéra-archipel, si notre Chef était le marché, après la messe du dimanche (…), 2015, verre noir, texte, dimensions variables éd. de 3 + 1AP / Opéra-archipel, porte-cagette, 2015, structure metallique, dimensions variables éd. de 3 + 1AP. Photo © Frac Basse Normandie, Caen – Production Frac Basse Normandie, Caen – Collection Frac Basse Normandie, Caen.

Chaque forme convoquée est une composante indépendante (l’îlot) articulée dans un ensemble (l’archipel). La transversalité des supports et des langages génère un système d’augmentation mutuelle. Cet ensemble est un espace de friction entre le visible et le caché, au sens où l’entend Jean-Christophe Bailly : « le visible n’est pas une image, ne fonctionne pas comme une image. Il n’est pas ce qui est devant nous, mais ce qui nous entoure, nous précède et nous suit. (…) Le visible est l’ensemble de tous les récitatifs qui fabriquent l’apparence. Ce sont des réseaux, des enchevêtrements, des systèmes de marelles infinis, des puissances d’échos, de ricochets. À l’intérieur de ces systèmes qui tous ensemble forment une gigantesque et indéfaisable pelote, il y a quantité de trous, de cachettes, de fils non tirés1. »

Cette multitude de registres, d’échelles, de nature des éléments qu’il associe produit des télescopages. La simplicité du geste et des compositions génère des zones de flottement où le sens laisse libre cours à l’interprétation.

Les œuvres opèrent dans une grande immédiateté qui fait avant tout appel aux facultés instinctives du spectateur. Il est cependant indéniable que l’intuitif est le vecteur de prolongements plus insaisissables, produisant une sensation d’incertitude, de mystère qui perdure. Julien Creuzet construit avant tout un système de représentations symboliques où les formes répondent à des préoccupations identitaires, sociétales et historiques. Dans ses œuvres, l’ici convoque l’ailleurs géographique ou temporel : les formes appellent le voyage, servent de supports à des traversées imaginaires. Dans l’exposition « Jangal (…) mon dawa », présentée à la galerie Dohyang Lee en juin 2016, Julien Creuzet intègre différentes essences de bois, comme autant d’extraits de forêts à explorer aux quatre coins du monde. Les objets détournés prennent des allures de totems, l’inanimé semble chargé d’une vie sourde, la cohabitation des formes crée de petits autels, l’omniprésence de la faune et la flore évoque les pratiques animistes. Les titres servent encore ici d’indices puisque certaines pièces sont désignées comme des « sculptures votives » : s’il est clairement question de culte, c’est surtout son principe et la multiplicité des espaces et des formes qui servent de supports à sa pratique que l’artiste se réapproprie et applique à sa propre existence.

Julien Creuzet

Tout le monde court, avant le début, le grand départ, ma fusée guépard, vol de Columba (…), 2016, avec Léna Araguas, ensemble composé de photographie sur bois, sangle, fût plastique, panneau de médium, vase, plaquage de hêtre et de palissandre, petite cuillère, dimensions variables, pièce unique. Photo © Ecole Nationale Supérieure d’art et de design de Nancy, Nancy, France.

Julien Creuzet n’est pas un technicien. Il n’accorde pas d’importance particulière au savoir-faire, en tout cas pas au sien : ce n’est pas à cet endroit que se concentre l’enjeu de sa pratique. Il serait plus juste de l’envisager comme un conteur, un chef d’orchestre, un compositeur de rythmes visuels. D’ailleurs il n’hésite pas à envisager son travail comme le moyen de provoquer des rencontres, le prétexte à faire converger le savoir-faire

d’autres artistes et artisans pour la mise en œuvre de ses visions. « Opéra-Archipel, c’est moi » : Julien Creuzet est l’épicentre de cette topographie, de cet écosystème. Et c’est bien ce qui provoque un trouble persistant, mêlant fascination et inconfort pour un spectateur qui est comme aspiré, plongé en immersion dans son univers intérieur, suivant le cours de ses associations d’idées face aux paysages naturels et urbains qui s’offrent à son regard.

Julien Creuzet donne à voir son espace mental, sa mémoire et son imaginaire  originel, empreints d’une certaine mélancolie du monde. Paul Ricoeur décrit précisément ce processus : « Ce sont nos souvenirs qui font
émerger en nous le récit qui donne un sens à notre existence, qui nous donne le sentiment profond d’une identité et d’une continuité.

L’identité est une identité narrative. Chacun construit son identité en se racontant, en refigurant son existence, en devenant à la fois le lecteur et l’auteur de sa propre vie, pour essayer de comprendre le monde et les autres. Pour essayer de se comprendre2». Parcourir une exposition de Julien Creuzet, assister à l’une de ses performances, c’est être aux premières loges de ce rapport en construction, de cette identité narrative en action. C’est faire l’expérience frontale de l’altérité, goûter à cet étrange mélange de similarité et de diférence, c’est voir se tisser le réel et la fiction dans l’intériorité d’un autre. Une intériorité qui est ici paradoxalement mise en scène et dépourvue de filtre.

* Du 20/02 au 12/05 2019 au Palais de Tokyo

1 Jean-Christophe Bailly, Le Parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois, 2013.

2 Jean-Claude Ameisen citant librement Paul Ricœur dans l’émission « Sur les épaules de Darwin », difusée sur France Inter le samedi 11 juin 2016.

Plus d’informations

Le site de Julien Creuzet

Une présentation de son exposition au Palais de Tokyo (février 2019):