Suite à la procédure d’expulsion de Mains d’Œuvres le 8 octobre 2019, (re)découvrez cet entretien issu de notre numéro #6 Printemps-Été 2019 ! Une pétition pour un nouveau bail est en ligne ici


Entretien avec Juliette Bompoint, directrice de Mains d’Œuvres
par Indira Béraud

Les friches existent depuis le début des années 1980 en France. Comment la place de l’artiste dans la ville a-t-elle évolué depuis ?

À l’ère post-industrielle, les bâtiments vacants étaient régulièrement réappropriés sous différentes formes. Mais ces dernières années, la pression immobilière a nettement augmenté. Les grands projets urbains commencent à peser fortement sur la métropole. Les espaces disponibles pour les artistes sont de moins en moins nombreux au profit de modèles plus lucratifs. Il y a et il y aura toujours des institutions très emblématiques financées par le ministère de la Culture. Cependant, les endroits de fabrication de cultures se retrouvent menacés. Il y a une trentaine de lieux qui survivent, mais qui souffrent des diminutions de financements publics et surtout de l’aide à l’emploi. On en a vu plusieurs disparaître ces dernières années. Il faut donc nécessairement transformer le modèle si l’on veut qu’une place dans la ville subsiste pour les artistes.

Justement, il semblerait que Mains d’Œuvres soit à l’origine d’une initiative originale pour modifier ce modèle. Pouvez-vous nous présenter votre projet de coopérative ?

Nous étions plusieurs à souhaiter sortir du modèle de l’association loi 1901 qui fonctionne avec des salariés, des adhérents et un conseil d’administration qui décide. Nous pensons qu’un équilibre entre les acteurs est primordial pour le succès de tels lieux. Ce n’est pas uniquement le nombre de salariés ou d’artistes en résidence qui importent, mais c’est surtout la manière dont les habitants s’y impliquent. Il faut parvenir à créer un écosystème fort regroupant divers protagonistes tels que des résidents, des bénévoles ou des associations publiques pour que l’espace demeure vivant en tout temps. Mains d’Œuvres, par exemple, est ouvert sept jours sur sept, de neuf heures à minuit. Cela nécessite donc d’être très nombreux. Nous nous sommes orientés vers le modèle de société coopérative d’intérêt collectif. Et c’est assez naturellement que les autres coopératives et nous-mêmes avons décidé de mettre en commun nos compétences pour survivre. Nous avons regroupé plusieurs espaces aux valeurs communes sous une même structure appelée la Main 9-3.0. Cela nous permet spécifiquement de repenser la question de la propriété. Tous ensemble, avec les habitants, nous pouvons racheter ces lieux et par là même, nous défaire de la pression immobilière qui pèse déjà et pèsera de plus en plus.

Nous avons réussi à constituer cette coopérative commune notamment en participant à des projets comme Inventons la Métropole du Grand Paris. Des promoteurs ont compris que s’ils voulaient de tels lieux dans leur quartier, cela ne pouvait pas être fait par des exploitants privés uniquement, mais qu’il fallait plutôt créer une hybridité et permettre à tous de se réapproprier les enjeux culturels.

Adèle Rickard, Respiration - Groupe ACM, 2011, Mains d'Œuvres, photo Vincianne Vergueten

Adèle Rickard, Respiration – Groupe ACM, 2011, Mains d’Œuvres, photo Vincianne Vergueten

Quart d'heure américain - Heiwata, 2017, photo Jérémy Benkemoun

Quart d’heure américain – Heiwata, 2017, photo Jérémy Benkemoun

Concrètement, comment les acquisitions des lieux s’opèrent-elles ? Comment les habitants s’approprient-ils  ces espaces ?

Nous voulons que chacun puisse être le héros de ces aménagements culturels. Nous proposons donc à tous, aussi bien aux particuliers qu’aux entreprises, d’acheter un petit bout de lieu avec nous. Ainsi, tous ceux qui le désirent peuvent acquérir une part à hauteur de cent euros minimum. Tous ensemble, nous pouvons détenir ces espaces en commun afin d’éviter qu’ils ne soient traités comme des schémas urbains lambda. Ces bâtiments sont ouverts à tous, et chacun peut proposer un développement de projet artistique, une exposition, une soirée, un cours de yoga ou autre. Il suffit d’exploiter l’espace que le bâtiment a à offrir.

Par ailleurs, notre démarche a vocation à valoriser le territoire en prenant en considération son environnement. Par exemple, nous refusons d’implanter un acteur de renommée internationale dans tel quartier dans l’espoir de le redynamiser. Tout existe sur les territoires. Il suffit de leur donner les moyens de produire des projets.

Où se trouvent ces lieux ?

Lors du projet Inventons la Métropole nous avons gagné le Fort de Romainville au Lilas, le quartier Pleyel autour de la gare de Saint-Denis et de Saint-Ouen. Nous avons également participé à un concours à Nanterre pour un quartier qui s’appelle le Twist. Nous invitons par ailleurs d’autres acteurs privés et des collectivités à envisager ce format pour la construction de futurs quartiers.

Forum gouvernance pour tous, "comment faire face aux défis de la gouvernance partagée ?", photo Vincianne Vergueten

Forum gouvernance pour tous, « comment faire face aux défis de la gouvernance partagée ? », photo Vincianne Vergueten

À l’heure actuelle, où en êtes-vous ?

Nous nous sommes faits à l’idée que cela prendra du temps et ce n’est peut-être que dans trois ou cinq ans que nous verrons les résultats. De nouveaux lieux émergeront et des lieux existants intègreront cette gouvernance commune. Pour l’instant, nous en sommes au début et c’est assez expérimental. Nous menons notamment des ateliers d’intelligence collective afin de réfléchir ensemble au modèle.

Le gouvernement vient de déposer un amendement pour supprimer la provision pour investissement (PPI) jusqu’ici accordée aux coopératives. Il s’agissait d’une exonération d’impôt sur une part équivalente à celle reversée aux salariés (entre 40 et 45 % des résultats) qui était réinvestie dans l’activité.

Dans quelle mesure cet amendement affecterait votre projet ?

On a déjà survécu à un certain nombre de nouvelles mesures. C’est comme faire du vélo, il faut regarder devant et pédaler pour ne pas tomber. On ne s’arrête pas à ce genre de décrets. On se dit que le temps va passer et qu’on va bien finir par trouver un équilibre. Mais il est certain que l’investissement est le fondement des coopératives. Ces lieux nécessitent souvent beaucoup de travaux et donc, forcément, tous les investissements sont primordiaux. Pour l’instant, nous n’avons pas connaissance de la mesure de l’impact, mais cela nous ralentira très certainement.