De sa fascination précoce pour la chimie et la physique, Bianca Bondi a gardé un goût pour l’expérimentation, une curiosité instinctive devant l’éclosion des formes et leurs métamorphoses ;  mais c’est en définitive plutôt du côté des proto-sciences que penche son travail, teinté d’ésotérisme: car il s’agit, au fond, non de capturer une mécanique du sensible mathématiquement reproductible mais de convoquer dans un « périmètre  environnemental » un processus synergique de forces, où peut-être interviendrait un peu de ce principe de toute vie, organique ou minérale, que les alchimistes nommaient « Esprit universel »(1).

A mi-chemin entre la pratique située et l’écologie spectrale, chacune de ses installations établit ainsi les paramètres d’un éco-système performant sa propre évolution, depuis la conjonction initiale des matières mises en présence jusqu’aux cristallisations végétales de leurs « Noces chymiques »(2).

Toutes les données de ce « milieu d’expérimentation » ont ici leur importance : ensemble elles forment un réseau d’inter-connexion de visible et d’invisible, que l’on pourrait nommer « l’aura » d’un espace-temps, son spectre tactile ; Bianca Bondi se prend au jeu d’en rêver les vies insaisissables : aussi cherche-t-elle à travailler dans des lieux ou avec des objets qui ont une histoire, comme s’ils gardaient encore aimantés en eux des traces « réactivables » ; c’est le cas par exemple de la branche d’arbre coupée et de la boîte ancienne de A Love Letter ; ou bien encore de la chapelle où elle a installé Coincident, dont l’étrange effet de « rétroactivité future » convoque par l’anticipation d’une ruine fictive la préservation d’un à-venir, toujours-déjà inscrit dans une mémoire, sans être encore-jamais survenu.

Bianca Bondi, Coincident, 2014

Bianca Bondi, Coincident, 2014

Sa pratique artistique, explorant l’imperceptible et le fugitif, est à l’image de l’ambiguïté du monde que nous a légué l’anthropocène : un monde où la fin est déjà arrivée, un monde d’après, où devient manifeste une spectralité qui a toujours été là, nous reliant secrètement à des espace-temps que nous ne pouvons ni voir ni toucher (3). Nous vivons désormais dans une écosphère peuplée d’influences aussi actives que lointaines : de cet agrégat d’hyper-phénomènes, nous ne voyons que la partie émergée, tout en sachant que la part immergée, encore invisible, est notre futur, déjà là, nous absorbant lentement en lui, selon des modalités qui nous sont encore inconnues.

Comme pour conjurer cette figure post-moderne du destin, les dispositifs de Bianca Bondi semblent toujours vouloir conserver une sorte de quintessence paradoxale du monde sensible, à la fois créée par et survivant à l’altération des formes : un peu à la façon dont, dans la sphère physique, le sel, en attaquant le cuivre et en l’oxydant, le préserve aussi de la corrosion définitive. Il y a là comme un acte d’embaumement, que l’on retrouve dans l’usage qu’elle fait du latex (réminiscence d’Eva Hesse?), avec lequel elle « plastifie » les traces momifiées, le cela de ce qui a eu lieu : par exemple, l’ énigmatique vie « végétale » de la matière, ou les énergies venant du ciel et de la terre, que peut-être, au fil des soleils et des lunes, ses rituels attirent vers les corps en formation ; les traces de ces feux froids demeureraient-elles encore, endormies sur les draps de The Briefest Symphony of Coelentra and Light, retenant gravée, comme sur un parchemin, l’alliance secrète de la matière avec l’invisible? Scellant ainsi un pacte avec toutes les contingences futures?

The Briefest Symphony of Coelentra and Light, 2015, détail

Bianca BOndi, The Briefest Symphony of Coelentra and Light, 2015, détail

Car si rien ne reste jamais identique à soi-même, se transformer, c’est persévérer dans son existence ; en cela, l’art de Bianca Bondi parle d’adaptation à un milieu, d’un devenir-autre mais aussi d’un devenir-infime, ténu, sans figure future définie : cet amenuisement ontologique, figure d’un darwinisme sombre, a pour corollaire une redéfinition de l’idée même de « nature », et, avec elle, d’essence et de fixité. Pour reprendre le terme de Graham Harman dans L’Objet quadruple (4), la pensée est toujours vouée à « miner les choses par en-dessous », et à les « déprécier » dans le même mouvement, comme le suggère le mot anglais qu’il utilise, « undermine » dont les connotations sont difficilement traduisibles en français ; dans l’océan des possibles, il ne s’agit plus ici de chercher à déterminer, selon un axe anthropocentrique, ce qu’est la nature « pour nous», mais d’exposer un processus d’inter-donations, qui dépasse notre compréhension, reliant les objets entre eux et les formes de vie entre elles :  le cristal, comme la rose, est « sans pourquoi , il croît parce qu’il croît »(5) ; la branche d’arbre de A Love Letter a un mode d’existence pour la boîte et la boîte pour la lettre.

De même, les étranges concrétions chimiques que provoque Bianca Bondi sont les résultats de donations complexes d’objets à d’autres objets.

Bianca Bondi, A Love Letter, 2011

Bianca Bondi, A Love Letter, 2011

Sur un mode volontairement lent, les installations de Bianca Bondi laissent ainsi les matières mises en présence développer leurs histoires : on pourrait presque parler de performance matérielle, d’une biochimie de l’attraction universelle. The Briefest Symphony of Coelentra and Light raconte ainsi l’amour du cuivre pour le sel, leur rencontre, leur cristallisation, leur fusion, puis leur séparation. Les traces qui demeurent ensuite sur le drap de leur brève union forment comme le suaire où s’est écrite une chimie amoureuse.

Il n’est pas étonnant qu’il soit aussi question, dans Dear Jason I et Jason I des amours mystérieuses entre un satellite et une lumière dans la mer, comme une façon de dire le rapport à l’altérité de toute relation amoureuse, qui toujours peut-être se donne l’impossible comme territoire (6). Oscillant ici entre une mythologie sentimentale et une Annonciation techno-baroque, Bianca Bondi met  en scène la part, qui, dans tout processus d’incarnation, échappe à un discours logique ou sémiotique ; cette réserve de sens constitue la vitalité secrète du monde phénoménal, mais elle manifeste également, dans son creusement, la paradoxale fragilité d’un « écosystème » : puisqu’aux ébats improbables de Jason et de Mary se mêle aussi la mort des abeilles – transfert de vie d’un existant à un autre ? effet papillon ? dérèglement dû à l’action humaine ? nul ne le saura, Bianca Bondi ne sème ici que des indices, laissant le récit du sens ouvert à son principe d’incomplétude.

Bianca Bondi, Jason 1, Let's See Other People, 2016

Bianca Bondi, Jason 1, Let’s See Other People, 2016

Car c’est bien la partie plongeante des phénomènes qui l’intrigue, leur insondable altérité : c’est dans ce contexte que la dimension rituélique de ses travaux prend toute sa mesure; shamanique ou scientifique, le rituel est un instrument de contact avec la part autre du monde, avec le domaine du « démonique »(7) ; aussi trouve t’on toujours chez elle du non-humain, des présences animales, végétales et minérales, mais aussi des allusions aux esprits, à ce domaine qu’adressait traditionnellement le sacré et l’adoration : la relation de tout monde au Dehors qu’il porte en son sein et au mystère de sa venue au jour(8). Comme si, pour en éprouver la présence absente, il fallait tester le monde dans le laboratoire de sa propre fiction, hors de toute science, et en convoquer poétiquement « la Part des Anges », cette portion de réalité que prélève, à l’image de la vinification, toute transformation : comme, par exemple, les 347 grammes de stéarite disparus pendant qu’elle sculptait la pierre de Untitled (347G).

Bianca Bondi, Untitled (347G), 2013

Bianca Bondi, Untitled (347G), 2013


Bianca Bondi fait de cette relation de dissolution, sémiotique autant que physique, le principe à la fois d’une inscription dans une mémoire anachronique du monde, et d’un art pensable dans les termes d’une nouvelle écologie.


Cette écologie « spectrale » (en ce sens qu’elle s’adresse à ce qui, dans un éco-système, forme son processus invisible) passerait peut-être d’abord par un débordement puis une destruction des oppositions, qui ont structuré notre rapport au monde autour de caractérisations ontologiques telles que l’essence, la nature, l’espèce ou le genre. Œuvre réalisée dans des toilettes publiques, Eunuch renvoie à la théorie jungienne de l’« Animus » et de l’«Anima» (9) :  mais au-delà d’une simple référence à la contrepartie masculine ou féminine présente en nous, l’installation de Bianca Bondi constitue une véritable « matrice » symbolique, mêlant, d’une façon au fond très alchimique, la matérialité la plus crue à une forme d’étrange incorporation spirituelle : les traités des alchimistes n’invitaient-ils pas, dans leur propre langage, à chercher le précieux nitre (le « feu secret »), dans les « latrines », et ne parlaient-ils pas d’«Hermaphrodite» pour caractériser leur « Mercure Double »?

Bianca Bondi, Eunuch, 2015, détail

Bianca Bondi, Eunuch, 2015, détail

S’il existait quelque chose comme un processus spirituel d’incorporation de notre propre Altérité, elle se développerait ici selon des modalités proches de la théologie négative : car, dans ces toilettes publiques, qui sont comme une chapelle charnelle, il faut se dénuder, s’abaisser, pour atteindre la « force anagogique du désir d’aller plus haut », dont parle Didi-Huberman dans Devant l’Image (10). Cette spiritualité alternative emprunte ainsi une voie détournée, à l’image des connotations mi-sérieuses mi-grotesques du lieu, dont les murs, recouverts d’une forme de substance cuireuse et rouge, hésitent entre le décor d’un film d’horreur, un utérus, et une forme réinterprétée de l’onction chrétienne, qui consistait à enduire une surface ou un objet, pour les sanctifier. Eunuch ne se voudrait donc pas tant une variation sur le célèbre ready-made de Duchamp, qu’un lieu de passage, un espace de transmutation symbolique, qui, non sans humour, conduirait à expérimenter un au-delà de la séparation psycho-sexuelle. Comme un rituel détruisant les polarités historiquement déterminées pour reconstruire la boucle mythologique, l’Ouroboros (11) d’une androgynie fondamentale : par un processus similaire, certaines de ses matières premières forment une sorte de loop temporel, à partir duquel elle construit une chimie fantasmée de l’histoire de l’art ; c’est le cas par exemple, dans A sudden Stir and Hope in the Lungs, lorsqu’elle utilise des objets en cuivre, matière symboliquement féminine et associée à Vénus, dont l’oxydation, note-t’elle, fut utilisée par Botticelli pour peindre sa célèbre Vénus. La forme évidée et réceptrice du pot renforce par ailleurs cette connotation féminine, là où le sel, matière brûlante et pénétrante, fait office d’élément masculin (comme l’est aussi d’ailleurs le Sel des alchimistes).

Bianca Bondi, A sudden Stir and Hope in the Lungs, 2015

Bianca Bondi, A sudden Stir and Hope in the Lungs, 2015

Voyageant librement à travers des espace-temps s’étendant des forêts amazoniennes à l’hyper-modernité technologique, Bianca Bondi dresse ainsi des cartographies imaginaires, des réseaux de liens, comme celles de Traces of A planetary Past Encrypted in The Nervous System : elle inventorie cette part manquant à la réalité, que la science ne peut expliquer, et que l’inconscient, dans son jeu de scintillations sémiotiques, investit d’une forme de Vision qui n’est pas celle de l’oeil de chair ; peut-être faut-il comprendre, à l’aune de ce processus, l’intérêt de Bianca Bondi pour les auras, dont elle a fait des peintures ?

L’aura est selon les théories spirites, cette part de nous qui s’étend dans « le plan astral », et que seuls les initiés peuvent voir.

Pour la penser en termes d’« écologie négative » (comme il y a une « théologie négative »), l’aura est un type d’ « hyper-objet »(12), la partie de nous se déployant au-delà de nous et nous reliant à un monde invisible, celui auquel la pensée magique a affaire. Puisque le but d’un rituel magique (c’est une des théories d’Aleister Crowley(13)) est de fabriquer délibérément des objets astraux, par un processus d’ activation de forces et de modification de la conscience, puis de les incarner ou de leur permettre d’avoir une densité telle qu’ils plient la réalité tangible à leurs propres lois.

Bianca Bondi, Traces of a Planetary Past Encrypted in the Nervous System, 2015, détail

Bianca Bondi, Traces of a Planetary Past Encrypted in the Nervous System, 2015, détail

Jusqu’à quels territoires inconnus notre monde familier s’étend -il ? Que peut saisir notre corps que la conscience ne perçoit pas ? Que connaît-on vraiment de la vie matérielle? Que restera-t-il des traces de ce nous fûmes ? nous, ces projections sur le corps astral des hyper-objets…

Ces préoccupations parcourent le travail de Bianca Bondi sans pour autant jamais faire l’objet d’une quelconque théorisation. Seul importe ici un processus empirique : autant qu’une réalisation plastique, son travail, proche conceptuellement de la performance, est un mode de vie, par lequel elle cherche une voie de révélation, à travers la phénoménalité obscure des choses.

  1. Fulcanelli, Le Mystère des Cathédrales, Jean-Jacques Pauvert, 1964, pp. 23, 120, 138
  2. Johann Valentin Andreae, Les Noces Chymiques de Christian Rosenkreutz, 1459 ; et Carl Gustav Jung, Paracelsica, Rascher, Zürich, 1934, p 63
  3. Timothy Morton, Hyperobjects, University of Minnesota Press, 2013 : c’est le cas par exemple du réchauffement planétaire, de l’effet de serre et de tous les systèmes complexes impliquant des relations de cause à effets, dont l’amplitude est trop vaste pour qu’ils puissent être localisés spatialement ou temporellement.
  4. Graham Harman, L’Objet quadruple (une métaphysique des choses après Heidegger), PUF, collection « MétaphysiqueS », Paris, 2010
  5. Angelus Silesius, L’Errant Chérubinique, Arfuyen , Paris, 2014 : « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit »
  6. Jacques Derrida, La Carte postale, Flammarion, Paris, 1980, p 14: « (blanc) nous sommes demandés l’impossible, comme l’impossible, tous les deux »
  7. Nous employons ici le terme « démonique » pour le distinguer du « démoniaque » : dérivé du terme grec daimon (le « génie familier » de Socrate dans les écrits de Platon), il désigne ici ce quelque chose absolument autre mais co-présent à notre réalité, qui ouvre un passage vers le monde invisible.
  8. Jean Luc Nancy, La Déclosion (Déconstruction du christianisme,1) et L’Adoration (Déconstruction du christianisme,2 ), Galilée, Paris, 2010, p 20 : « l’adoration consiste à se tenir au rien, ni raison, ni origine, de l’ouverture (…). Ce qui est à penser n’est pas autre chose que ceci : comment le fortuit de l’existence ouvre sur une adoration »
  9. Carl Gustav Jung, Dialectique du moi et de l’inconscient, Gallimard, 1973
  10. Georges Didi Huberman, Devant l’Image, Les Editions de Minuit, Paris, 1990, p 240
  11. L’Ouroboros est une figure alchimique symbolisée par un serpent se mordant la queue.
  12. Timothy Morton, Hyperobjects, University of Minnesota Press, 2013 : Les hyper-objets sont des entités recoupants des phénomènes qui, bien que réels, ne sont pourtant plus ni  tangibles ni connaissables en soi, mais seulement par leurs effets sur notre réalité : ils sont comme des super-amas de spectralité, envahissant peu-à-peu notre monde. Le réchauffement planétaire est un des très nombreux types d’hyper-objet. Potentiellement, toute extension d’un objet à sa sphère non spatiale, non temporelle et non visible, mais « visqueuse », forme avec celui-ci un hyper-objet.
  13. Aleister Crowley, Magick , Weiser Books, 1998