Le 63e Salon de Montrouge a ouvert il y a quelques semaines. Rendez-vous incontournable de l’émergence, sa taille le rend toujours difficile à apprécier avec attention… mais le nombre d’artistes permet toujours quelques découvertes à son goût ! Regards et coups de coeur croisés par quatre jeunes critiques, et un vidéaste.
#1 PAULINE JULIER – Le plus vieux paysage du monde
Dans la cohue du vernissage du Salon de Montrouge, l’œuvre de Pauline Julier s’offre comme un abri pour esquiver la foule : une projection dans un rocher factice.
Un paysage volcanique. On pourrait penser à une autre planète mais très vite l’activité humaine se ressent : des antennes relais se dessinent sur l’horizon, des fumées blanches s’échappent des roches alors que le son d’une pioche percute la pierre résonne… Nous sommes à Wuda, au nord de la Chine. Ici, certains creusent pour extraire du charbon, d’autres pour trouver des fossiles, comme le professeur Wang : « Il y a 300 000 millions d’années, le paysage ressemblait à une grande île entourée d’eau ». Que s’est-il passé ? Il faut invoquer l’histoire du Vésuve et de Pompéi même si le récit échappe à la tragédie humaine, puisque le monde figé dans d’innombrables couches de cendres est entièrement végétal — une Terre avant l’humain.
Pour l’artiste, le phénomène d’éruption volcanique entre curieusement en écho avec l’un des concepts fondateurs de la photographie — celui de fixer une image. Ainsi, les fossiles de végétations préhistoriques trouvés à Wuda apparaissent comme des photogrammes naturels et accidentels, créant avec notre époque une passerelle temporelle vertigineuse de plusieurs millions d’années. Julier s’intéresse à la manière dont l’être humain traduit et interprète son environnement à l’aide de signes fabriqués qui infléchissent sur son appréhension : « Je veux souligner combien les concepts qu’on utilise pour organiser la diversité du monde sont les nôtres, nous les produisons et avec eux le risque de vider le monde de son essence en le fixant dans un catalogue d’images, de définitions, de résolutions (scientifique, religieuse, etc). »
S’il revient aux sciences de développer notre connaissance de l’histoire de cette « Pompéi Végétale », qu’en est-il du rôle de l’artiste ? Dans le cas de Pauline Julier, il s’agit d’en révéler tout le potentiel poétique et épique. Derrière le rocher factice, l’artiste a disposé une image sur un caisson lumineux — une illustration de vulgarisation scientifique — : le plus vieux paysage du monde.
Par François Dareau
Chargé de recherches au Musée national Picasso-Paris.
#2 PAUL DUNCOMBE – Où sont les hommes ?
Vous êtes-vous déjà promené en rêve dans un jardin post-apocalyptique ? Un lieu silencieux où la verdure engloutit peu à peu les vestiges des humains ? Nous avons tous en tête l’image de ces paysages d’abandons post-industriels, fascinants et mélancoliques, pleins de l’échec du monde humain. Paul Duncombe prélève ces ruines modernes et les place dans l’espace d’exposition, comme les fragments de civilisations disparues reposant désormais inertes entre les murs des musées.
Au cœur du Salon de Montrouge, d’humides mousses caressent et troublent les vitres d’une vieille 2CV éventrée, s’étendent à l’intérieur des portières et retapissent les sièges de leur moelleux verdâtre. Araignées et insectes occupent les sombres interstices et le toit, envolé, laisse apparaître le chaos d’une jungle intérieure. Toutes sortes de plantes se repaissent des entrailles mécaniques de cette charogne de métal aux flans creusés et piquetés de rouille. Dans une tentative d’entretenir la possibilité de la vie, l’artiste a placé l’ensemble sous perfusion : arrosée, éclairée, cultivée, l’œuvre se fait le terrain d’un paysage vivant et infime. Porteur d’un imaginaire sensible, Paul Duncombe met en lumière les processus de la ruine et les dynamiques du vivant, et parvient à recalibrer notre regard sur les choses.
Même élan de sublimation du résidu, Dense Cloud résulte d’une tentative de numérisation d’une souche déracinée. La mimèsis classique a disparu au profit d’une scientifisation de la représentation de la nature qui ne concède rien à l’esthétique. Flottant dans un insondable noir comme un étrange astéroïde végétal, la souche devient un monde désert et fantomatique avec ses forêts verdoyantes et ses reliefs abrupts. « Où sont-les hommes ? » demandait le Petit Prince exilé de son propre astéroïde. « Disparus » semble répondre Paul Duncombe, qui, tout comme le héros de Saint-Exupéry, prête parfois l’oreille aux fleurs…
Par Clara Muller
Critique indépendante, rédactrice de la revue olfactive NEZ, et membre du collectif de commissaires d’exposition Empreinte.
#3 ARIANE LOZE, GARUSH MELKONYAN, ANTOINE GRANIER – Identité photographique
Attirée par les écrans, trois artistes vidéo retiennent notre attention, trois univers manifestement éloignés. Une sensation commune émerge, pourtant, rapprochés par la fiction du Salon de Montrouge.
Ici, comme au cinéma, chaque dispositif est constitué en fonction de la narration et des personnages. Chez Ariane Loze, l’artiste incarne tous les rôles, cultivant les multiplications. L’identification est bouleversée, et le dédoublement répétitif construit à la fois l’artiste comme complice et analyste de cette construction de la narration cinématographique, dépassant autant les stéréotypes qu’elle les reconduit. Cette position, c’est également celle de Garush Melkonyan. À Montrouge, quatre écrans pour quatre personnages – Just the four of us – répètent les mêmes répliques dans un dialogue inter-écranique. Ici aussi, les identités s’échangent. L’installation nous donnent une position active. L’artiste travaille avec des acteurs et actrices de théâtre – moins habitué-e-s à la caméra. Il questionne les processus de formation des individualités. Ou serait-ce plutôt l’image sociale des individus ? Car ces identités nous ressemblent un peu. Honnêtes simulacres, malgré leur évidence clichée. À l’inverse, chez Antoine Granier, l’image sociale disparaît. Entre corps performatif et histoire médiévale populaire, l’artiste crée des micro-actions d’opposition. L’espace urbain est perçu dans sa violence sociale. La confrontation entre individu et espace est interrogée. Les mises en scène renouent avec la fonction historique du carnaval : jour de retournement des institutions du pouvoir.
Entre corps multiple, corps échangeable ou corps carnavalesque, le but serait donc moins de construire des personnages et leurs identités, que de déconstruire les processus de construction. La vidéo met en scène sa propre fiction. Le théâtre, l’installation ou la performance aident à sa mise à distance réflexive – de la représentation cinématographique aux représentations sociales.
Par Ana Bordenave
Jeune chercheuse de l’université Paris VIII, critique indépendante et responsable de la rubrique « Jeudi Soir ».
#4 ODONCHIMEG DAVAADORJ – Mustang
Odonchimeg Davaadorj, dessine, peint, brode, coud des histoires, sur papier, tissus ou vêtements, reliés par des fils rouges. Au Salon de Montrouge, elle déploie une carte heuristique d’une énigme à résoudre ou d’une histoire à se raconter. Les personnages qui l’habitent n’ont, pour la plupart, pas de tête et sont alors anonymisés. Ainsi, les histoires qu’Odonchimeg Davaadorj narre sont à la fois singulières et universelles.
Les seuls protagonistes dont les têtes ne sont pas détachées des corps sont des animaux, ici, un chien et des oiseaux en vol. Dans la culture mongole, la femme est souvent comparée à une jument. Le cheval est un outil, un animal domestique, mais il est aussi apprécié pour sa fougue, sa domestication demeure donc ambiguë. Contrairement au chien, animal docile par excellence, qui semble agoniser silencieusement dans la toile de l’œuvre d’Odonchimeg Davaadorj. Quand on interroge l’artiste sur le motif de l’oiseau qui revient dans ses créations, elle répond : « c’est l’animal qui peut toujours fuir ». L’animal sauvage en fuite relie des corps féminins anonymisés mais dont le sang, dessiné d’un rouge vif à l’aquarelle, coule vivement dans les veines. Les forces vitales des corps (les seins, le sexe, les mains) ressortent sous le trait rouge plus ou moins accentué de l’artiste. Une métaphore mongole assimile le système de parenté au corps : les os viennent du père, tandis que le sang et la chair viennent de la mère, ici il est clair qu’il s’agit de force vive féminine.
Quand on observe de loin l’œuvre d’Odonchimeg Davaadorj, ses dessins semblent fragiles, délicats, mais lorsqu’on s’approche, qu’on détaille et dissèque du regard ces broderies et dessins minutieux, il s’en dégage une certaine dureté. Tel le volcan qui explose sans prévenir, éjectant les têtes-esprits des personnages et dont la lave parvient à envahir la chemise brodée. Les œuvres d’Odochimeg attire par leur poésie, leur légèreté et nous bouscule par leur crudité et leur force.
Par Léa Djurado
Commissaire d’exposition indépendante.
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Paul Duncombe
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