Par Nina Leger
Le pôle bouge. Ce point zéro de nos orientations, ce nord magnétique qu’on croyait immobile quand nos boussoles pointaient vers lui, ce référentiel définitif se déplace chaque année de plusieurs dizaines de kilomètres. Ce qu’on savait du temps — qu’il roule sans cesse et qu’on n’entre jamais deux fois dans le même fleuve — vaut pour l’espace : imperceptiblement, il glisse sous nos pieds. Il y a de quoi perdre le Nord, mais c’est justement lui qui nous perd.
Peut-on restituer l’errance de ce pôle qui, en migrant, envoie à la dérive tout ce qu’on croyait fixe ? C’est ce qu’entreprend Capucine Vever dans son film, Rupes Nigra (2018), lente promenade d’images et de mots emportée par une musique composée par Valentin Ferré. Les mots sont ceux du pôle : « Hier, nous avons fêté mes 1595 km ». Il parle mais n’a pas de voix, ses mots apparaissent à l’écran, nous donnant la sensation d’une communication de pensée plutôt que d’un discours dont nous serions les destinataires. La pensée est flottante, aléatoire — parfois une phrase entière, parfois un mot seulement —, elle recrée la course lente et sans but du point magnétique. « Aucun départ n’est prévu. Aucun arrêt n’est à prévoir. » Les images dérivent aussi. Filmées par un drone au vol très lent, elles incarnent l’errance en lui donnant des lieux, une mer plate et blanchie d’écume, des massifs assombris de sapins, la silhouette d’un observatoire, un à-pic rocheux, un territoire physique qui se révèle tout autant climatique : brouillards et vapeurs glissent à la surface des eaux ou sur les sommets, ils cachent, ils montrent, ils hantent et leur effet est augmenté par la musique qui vibre comme un souffle. Où sommes-nous ? Impossible à dire. Au début, on scrute : quel pays ? quels rivages ? quelle latitude ? Nord, sud, lointain, proche ? Mais le film opère et plans par plans, phrase à phrase, il dénoue notre envie de poser sur les choses des coordonnées fixes. Nous ignorons où nous sommes, mais une chose est certaine : nous y sommes en compagnie.
Cet effet spectral traverse d’autres travaux de Capucine Vever et il dit quelque chose de son rapport à l’image. Si composée soit-elle, si haute sa résolution, elle est habitée par quelque chose qu’elle ne peut fixer. La vue est souvent le sens des certitudes — il faut voir pour croire —, mais Capucine Vever oriente l’image vers ce qui lui échappe. Dans La Relève, réalisé en 2019 à l’occasion d’une résidence de l’association Finis terræ, elle filme l’océan depuis le sémaphore du Créac’h sur l’île d’Ouessant. Apparemment, c’est un désert habité seulement par le vent et la lumière. Mais une voix parle et ce qu’elle décrit est l’inverse du vide : elle raconte le trafic des cargos au large d’Ouessant (soit l’un des passages maritimes les plus empruntés au monde), elle nomme les navires, détaille leurs cargaisons, reconstitue leurs trajets — ports de départ, haltes, ports d’arrivée qui aussitôt atteints seront quittés. Ce qu’elle raconte a lieu sous nos yeux et pourtant l’image continue de nous dire que même depuis le sémaphore qui autrefois guidait les circulations maritimes, il n’y a rien à voir. Tout se passe derrière l’horizon.
On peut considérer ce décalage entre ce que l’image montre et ce que disent les mots comme une critique de l’adhésion que nous accordons trop facilement aux apparences. On peut aussi y lire la méfiance de l’artiste à l’endroit de son propre médium. Si Capucine Vever est une artiste multimédias, c’est parce que sa pratique passe par le film aussi bien que par la photographie, le son, le dessin, etc. Chacune de ses pièces choisit son support d’incarnation selon l’histoire qu’elle raconte. Mais c’est aussi parce qu’à l’intérieur de chaque œuvre, plusieurs médiums coexistent, souvent en tension plutôt qu’en alliance. Les œuvres se construisent par un feuilletage où chaque geste rappelle au précédent qu’il ne saurait suffire. Pour l’artiste, c’est une manière de ne pas céder. Ne pas céder au documentaire, ne pas céder à la technologie, ne pas se contenter de la beauté de l’image. Les faire siens, en jouer comme de paramètres, mais ne pas y livrer entièrement le travail. Échapper, toujours.
Dans le cadre d’une résidence du Grand Paris Sud, Capucine Vever a récemment été invitée à travailler sur le territoire d’Évry-Courcouronnes. Elle a arpenté les lieux et découvert, dans les archives municipales, l’histoire accélérée d’une ville sortie des champs, imposant son relief de tours là où il y avait une plaine. Penser la ville comme une surrection, une géologie artificielle : c’est là que l’artiste a trouvé l’élément par lequel parler du territoire sans pour autant le documenter. De l’idée est venue l’outil : l’orographe, instrument inventé en 1873 pour cartographier les zones montagneuses. Il s’agit d’une lunette montée sur un axe pivotant à 360° afin de permettre à l’observateur de faire le tour de l’horizon. A la lunette est rattachée un crayon qu’une réglette permet de manipuler de façon à ce qu’il trace ce que l’œil parcourt. La base de l’instrument sert de surface d’inscription à une carte réalisée à vue d’œil. Mais l’orographe fut abandonné peu de temps après son invention : son procédé et les distorsions notables de ses tracés ne correspondaient pas aux exigences d’objectivité de la science cartographique moderne. Capucine Vever remet en usage cet outil à l’exactitude fragile pour raconter une ville née un siècle après lui. Prenant pour sommets les toits de certains lieux emblématiques — les Pyramides, les Aunettes, le Parc aux Lièvres — elle dessine les horizons d’Évry. Ce faisant, elle matérialise un regard, produit une archive — car nombre de bâtiments sont promis à la destruction — et donne à l’ancienne ville nouvelle ce qu’elle n’a pas eu le temps d’avoir : des fictions. Car l’orographe n’est pas fait pour la ville. Ses distorsions, discrètes quand elles affectaient le profil de lointaines montagnes, sont rendues prodigieuses par les élévations soudaines et rapprochées de l’horizon urbain. La ville que raconte l’orographe perd ses proportions et sa raison mais Capucine Vever, plutôt que de rectifier les fantaisies de l’outil, les encourage. Des formes naissent de la ville. Les immeubles se changent en falaises moussues, le construit retourne au stade géologique, un passé mythique ou un futur rêvé émergent de l’Evry nouvelle et de ses formes auxquelles le temps long n’a pas été donné. Là encore, c’est de l’intérieur même du territoire et de son observation minutieuse que survient l’échappée. Dernière étape de ces Tours d’horizon d’Évry-Courcouronnes, un passage du papier à la terre, du trait à l’encre au trait en creux, puisque l’artiste a choisi de faire sculpture ce qui aurait pu demeurer dessin : fabriquant des disques de terre, elle y a reproduit le paysage fantasmatique de l’orographe. D’autres détails se perdent dans ce transfert où le trait disparaît au profit du creusé, où l’encre cède la place à un infime et toujours changeant jeu d’ombres et de lumières. D’autres détails se perdent, mais surtout, d’autres rêveries se forment.
Pôle migrateur, horizon trompeur, carte fictionnelle. Capucine Vever s’empare des structures destinées à fixer l’espace et les livre à l’incertitude. Si chacune de ses réalisations est attachée à un territoire et précédée d’un minutieux travail de documentation et de repérage, c’est que pour faire émerger la fiction d’un lieu, il faut en avoir circonscrit les réalités. D’ailleurs, Rupes Nigra, où était-ce tourné ? Loin du Nord : au Pays Basque, où l’artiste était en résidence au domaine d’Abbadia, ancienne propriété d’Antoine d’Abbadie, explorateur, physicien, cartographe, astronome (entre autres) dont les recherches portèrent (entre autres) sur le pôle magnétique. Et que signifie Rupes Nigra si ce n’est pas le nom de l’endroit ? C’est celui d’une île découverte au XIVe siècle. Entièrement composée de pierre noire, elle était capable d’orienter les boussoles du monde entier, capable d’expliquer la force immatérielle du magnétisme, elle était le pôle nord magnétique. Rupes Nigra passa de carte en carte jusqu’à ce qu’au XVIIIe siècle, son existence soit reconnue fictive. Une île fantôme dont l’origine remontait à un livre tout aussi fantôme — en tout cas perdu — où un moine aventureux racontait sa découverte de cette terre émergée. Voilà ce que signifie Rupes Nigra : la fiction d’un point fixe.
Nina Leger enseigne l’histoire de l’art aux Beaux-arts de Marseille. Elle écrit régulièrement des textes dédiés à la scène française contemporaine. Elle a également publié deux romans, Histoire naturelle (2014, JC Lattès) et Mise en pièces (2017, Gallimard, prix Anaïs Nin).