Entretien réalisé par Noam Alon 

Musée A est un dispositif spécialement conçu par Jérôme de Vienne pour exposer les œuvres d’Amatiwana Trumai (décédé en 2018, Xingu, Brésil), artiste peintre indigène de l’Amazonie brésilienne, présenté dans le cadre de la 69e édition de l’exposition annuelle de Jeune Création. Le commissariat d’exposition a été assuré collectivement par Jérôme de Vienne ainsi que par Sophie Moiroux et Emmanuel de Vienne, deux anthropologues qui ont travaillé pendant 15 ans aux côtés d’Amatiwana. Cette exposition est la première rétrospective en Europe de l’artiste, dont la peinture ébranle les catégories regroupées sous le terme « outsider art ».  Musée A nous invite à découvrir les œuvres d’Amatiwana dans un espace d’exposition occidental conventionnel réduit à l’échelle d’un quart. Face à ces peintures oniriques venues d’une autre culture apparaît l’occasion de réexaminer nos grilles de lecture. 


IMG_6507-2

Musée A, scénographie Jérôme de Vienne, 69ème édition de Jeune Création, Romainville, 2020, crédit photo : Enrico Floriddia

Noam Alon : Raconte-nous d’abord où tu te trouves en ces jours de confinement. Parviens-tu à continuer à travailler et développer tes projets ? Trouves-tu une certaine inspiration dans ce contexte exceptionnel ?

Jérôme de Vienne : Je suis dans une maison dans le sud de Paris en banlieue et j’ai énormément de chance parce qu’on est plusieurs, il y a de la place et un jardin. Ce sont des conditions extrêmement privilégiées qui toutefois n’enlèvent rien à l’aspect très étrange de la situation globale. Je travaille comme je peux, avec une sorte de drôle impression : tout le monde relaie l’idée qu’on a plus de temps maintenant pour lire ou pour travailler. Cette idée me semble un peu douteuse, car elle devient une nouvelle injonction à produire, à être efficace, à se partager du contenu, etc. Cette situation est un peu paradoxale et kafkaïenne, une sorte d’accélération totale d’un mode de travail déjà établi à tous les niveaux. De la même façon, cette question de l’inspiration me pose question. Imaginer que ce moment de confinement serait un moment d’inspiration et un temps privilégié pour les artistes est un peu étrange. En général l’inspiration est une notion construite et non pas une notion neutre idéologiquement. L’idée de produire parce qu’on est inspiré me semble être une naturalisation de processus beaucoup plus complexes, ce que j’essaie de déconstruire habituellement. J’étais censé en ce moment préparer la suite du projet Musée A, qui devait être présenté à l’école de Beaux-Arts de Clermont (ils ont d’ailleurs financé une bonne partie de la production). Ça devait être le 4 mai, donc évidemment c’est annulé, et il est bien sûr compliqué de continuer à travailler.

L’idée pour ce deuxième temps, était que cette œuvre-musée-exposition autour du travail d’Amati devienne un espace d’invitation : une façon de réunir dans un même espace des gens avec qui j’avais pu discuter et d’autres, pour dialoguer et travailler ensemble. 

Cela veut dire organiser des séminaires publics, des temps de travail et d’ateliers collectifs. J’étais en train de faire une liste des invités pour créer une programmation d’un an autour de la constitution du catalogue de l’exposition. D’abord Emmanuel de Vienne et Sophie Moiroux, qui peuvent apporter beaucoup mieux que moi un regard d’anthropologue sur ce travail de peintre comme sur la situation d’Amati et de ses descendants au Brésil. Ça pourrait être aussi des personnes qui travaillent théoriquement sur des questions décoloniales, de questions de traduction, de scénographie et éventuellement aussi des critiques d’art pour s’interroger sur le rôle de l’écrit dans la constitution d’une légende, etc.         

       

N.A : Avant d’aborder le projet Musée A, j’aimerais évoquer tes projets individuels précédents. En 2018 tu as créé la pièce d’art-vidéo Parler avec les mots des autres dont le titre provient d’une phrase prononcée par Jean-Pierre Léaud dans le film La Maman et la Putain en 1975 : « Parler avec les mots des autres, voilà ce que je voudrais ; ce doit être ça, la liberté ». En effet, l’utilisation des ‘paroles’ des autres résonne aussi dans tes œuvres Robert Ryman Used Paint ; Blinky Palermo. Œuvres 1963-1977; et Could you do that again please? (qui présente une vidéo d’Andy Kaufman). Quelles formes prend donc ta liberté artistique en s’appuyant sur les travaux des autres ? Quelles nouvelles valeurs as-tu cherché à transmettre à travers la réappropriation de ces pièces ? 

IMG_6482.JPG resize

Musée A, scénographie Jérôme de Vienne, 69°édition de Jeune Création, Romainville, 2020

J.d.V : De la même façon que l’idée d’inspiration est problématique, il semble évident, et depuis longtemps, qu’il n’y a pas d’idées ex-nihilo, de discours univoques qui ne viennent que d’une seule personne. Ces travaux que tu viens d’évoquer proviennent en effet cette même question : à la place de se considérer comme un auteur unique qui doit produire quelque chose d’original, c’est peut-être plus confortable, plus fécond et en même temps plus problématique de se mettre dans la position du traducteur.

Le traducteur, au lieu de produire un discours qui lui est propre, répète celui d’un autre tout en s’y inscrivant et en produisant par là même son propre discours.

C’est également ce que fait Amatiwana dans tout son travail, donc le choix même de cette position est préexistante. La question de la réappropriation est très compliquée, et d’autant plus dans le cas de ce travail sur Amatiwana Trumai. Déjà dans les travaux des artistes appropriationnistes des années 70-80, il y a souvent l’idée de s’approprier quelque chose qui était déjà dans une position de pouvoir, afin de la remettre en cause. Il se trouve que c’est aussi ce que fait Amatiwana dans son travail de peintre, et ça me semblait intéressant de m’interroger sur cette idée que l’appropriation n’est pas forcément unidirectionnelle. Il y a un texte sur ce sujet écrit par Mary Louise Pratt, une théoricienne de la littérature (à l’origine théoricienne de la littérature coloniale/littérature de voyage). Elle est la première à avoir parlé du concept de la Zone de Contact. Ce terme vient pour désigner des situations d’échange asymétrique entre deux cultures, souvent avec des relations de domination entre la puissance coloniale et les sujets colonisés ( 1). Plutôt que d’interroger uniquement l’imposition d’un pouvoir du dominant vers le dominé, il faut aussi observer l’appropriation qui se fait de deux côtés et notamment de celui du sujet colonisé. Ce dernier peut aussi avoir dans l’échange une liberté ou une agentivité : en s’appropriant potentiellement certains aspects de la langue du dominant,  de sa culture et même en intégrant les attentes du dominant vis-à-vis des productions des peuples autochtones. Il me semble intéressant d’interroger justement cette complexité et ces allers-retours. 

 

N.A : L’un de tes projets en 2018 porte le titre Le langage est un espace d’exposition ; cette idée s’incarne effectivement dans plusieurs de tes œuvres, notamment dans Musée A. Il me semble également que la notion de traduction se manifeste de façons diverses dans tes différentes démarches artistiques. Qu’essaies-tu de traduire dans l’espace d’exposition ? 

J.d.V : Quel que soit le champ dans lequel on interroge la traduction, elle est de toute façon traversée par ces questions de relation de pouvoir et de contre-pouvoir. Si on prend comme exemple la traduction littéraire, ce n’est pas pareil de traduire un texte vers une langue dominante comme l’anglais ou le français, que pour un peuple de traduire dans une langue minoritaire. Il faut évoquer ici un deuxième concept qui existe depuis un moment en anthropologie, basé principalement sur des théories de linguistique – le malentendu productif. Celui-ci peut surgir dès qu’il y a un dialogue interculturel. Dès qu’il y a traduction, il y a perte, mais aussi gain de complexité qui nous permet d’interroger un certain format, un certain contexte. Quand Amati et ses descendants ont voulu valoriser sa peinture, la question qui s’est posée était : que faire donc pour que ce travail soit valorisable dans notre champ culturel avec nos grilles de lectures occidentales, comment le transposer ? C’est là que la traduction apparaît. Traduction, étymologiquement – ou comme en anglais translation – dit un déplacement, à quelque niveau que ce soit. Dans le cas d’Amati, il y a un déplacement parce que ses œuvres sont exposées en France, mais aussi parce que cela implique une traduction entre deux systèmes de signes différents. On voulait alors examiner nos codes culturels : par exemple, si cette même peinture avait été quatre fois plus grande, elle aurait été identifiée à des formats qui sont ceux d’une certaine histoire de peintures autochtones valorisées sur les marchés occidentaux de l’art, ou alors à des pratiques picturales contemporaines ( 2)La traduction ici peut donc rendre visible un certain nombre de contraintes et de cadres souvent inapparents ( 3) dans un champ culturel donné. 

 

N.A : Dans ton projet Speculare en 2019, tu installes six miroirs dans l’espace d’exposition en fonction de la position du soleil, pour que chaque jour, à une heure spécifique, un rayon puisse ricocher entre eux. Face à ce dispositif, le spectateur devient plus conscient de l’espace d’exposition – il doit retracer la logique interne du mécanisme afin de suivre la ligne qu’il esquisse. De quelle manière es-tu influencé par la position du spectateur pendant tes processus de créations ? Est-il présent dès le moment de la conception ?

J.d.V : Le spectateur, mais aussi en fait tout l’écosystème de l’art ou de la production. C’est idéologiquement problématique d’isoler la relation entre le producteur d’une œuvre et le spectateur, sans parler de son contexte. La position du spectateur donc n’est déjà pas neutre, mais imbriquée dans tout un écosystème qui a ses règles propres et qui ne peut pas être extraite du reste. Dans ce sens, oui, c’est évident qu’on est obligé de prendre en compte l’expérience du spectateur, dans le sens où l’œuvre n’existe qu’à travers elle. 

 

N.A : Mais c’est le point de départ, ou pas nécessairement? 

J.d.V : C’est plutôt le critère de test. Par exemple, la décision de faire un espace réduit à l’échelle un quart pour Musée A est venue presque comme une blague en discutant avec Emmanuel et d’autres personnes sur les rapports d’échelles dans la peinture, et d’échelles de pouvoir et de domination. Une solution peut être trouvée à un moment donné, mais l’interrogation sur la place du spectateur vient pour vérifier cette idée. De ce point de vue là, l’exposition sur Amati a donné lieu à des discussions intéressantes et compliquées, notamment avec les scénographes de Jeune Création. Il  se trouve que je ne savais pas faire de plafond sur les simulations 3D que je leur avais envoyées. Même si j’avais expliqué qu’il y en aurait un, les scénographes trouvaient intéressant que les spectateurs puissent voir l’exposition d’au-dessus (depuis un balcon dans le lieu d’exposition). Ça m’a fait réaliser l’importance de cet élément-là, dans le sens où j’avais peur que ça devienne une sorte de maison de poupée, ou d’aquarium, ce qui était justement contraire à l’intention de départ, puisque ça aurait rejoué le problème d’un regard surplombant. Le fait qu’il y ait un plafond était une chose importante à défendre, pour que le spectateur lui-même ne soit pas confortable, et se sente mis sous contrainte. Théoriquement l’idée peut être très bien formulée, mais ce qui compte, c’est l’expérience du spectateur, c’est elle qui va donner un sens au propos qu’on essaie de tenir.

  

N.A : Dans Musée A tu te présentes en tant que co-curateur aux côtés de Sophie Moiroux et Emmanuel de Vienne (ton frère). Le travail collaboratif semble constituer une partie intégrante de ta pratique, surtout quand il s’agit de la fondation de la résidence artistique bi- avec Enrico Floriddia et Aggeliki Tzortzakaki. Te considères-tu comme le curateur de cette résidence ? Peux-tu nous parler de manière plus générale de ton approche curatoriale ?

J.d.V : Je ne sais pas si je peux dire que j’ai une approche curatoriale, je ne pense pas. C’est une question qu’on se pose dans la résidence avec Enrico et Aggeliki et aussi avec tous les gens qui y participent, puisque sa structure est très fluctuante. Il y a aussi cette idée de circulation, justement pour échapper à l’idée que certaines personnes soient des curateurs qui choisissent et qui imposent une certaine lecture et que d’autres ne soient que des participants. Cette résidence prend l’idée de la résidence d’artistes de façon très littérale. Elle est avant tout un certain temps et un certain lieu où des artistes, et pas que des artistes, se rejoignent pour partager. Cette résidence auto-organisée provient de notre lassitude quant au fonctionnement actuel de l’art contemporain, notamment en France, où il y a une sorte de circuit de validation très rigide. Les artistes sont tenus de postuler à des résidences en faisant un travail invisible et non-payé pour répondre à des appels à candidature, des appels à projets, etc. Pour essayer de se passer de ces circuits, on avait juste besoin d’un lieu qui puisse nous accueillir. On se disait que si on n’a pas du tout d’argent pour financer la présence des artistes on ne peut raisonnablement pas non plus leur demander de travailler. La résidence est devenue le simple fait de réunir des gens, pour ne rien faire, ensemble. De la même façon, il suffisait d’envoyer un mail pour candidater. Ceci dit, comme nous avons reçu plus de 75 candidatures, il a bien fallu faire une sélection, un principe qui pose un problème toujours pas résolu : comment et pourquoi choisir, de quelle façon sommes-nous en position de le faire, et sur quels critères. Comme on ne leur demandait pas de présenter leur travail artistique, les critères de sélection étaient beaucoup plus flottants. Ça a été fait de façon très interpersonnelle, tout en assumant notre subjectivité. La notion de commissariat ou de curateur est volontairement un peu biaisée là-dedans.

À partir du moment où dans cette résidence on remet en cause les critères de valeur, les notions de travail artistique et de production, l’idée de curating se trouve diluée dans d’autres questions plutôt liées au soin, à l’accueil, à l’hospitalité.

On essaye de sortir des schémas de pouvoir, même si on y échappe évidemment pas du tout bien sûr, mais on les questionne. Pour Musée A, j’avais fortement besoin de la position du curateur. J’ai candidaté à Jeune Création en tant qu’artiste qui en invite un autre à exposer dans un dispositif qui est clairement également une installation. J’avais besoin d’être plus clair sur le fait que je ne suis pas le producteur de cette exposition, que ce n’est pas moi l’artiste qui expose. De façon intéressante, malgré ça, alors que tout le musée a été fait de façon à décaler cette position unique, indiquait à travers un grand colophon la liste d’une trentaine de personnes qui ont apporté une aide soit ponctuelle soit vraiment fondamentale, où j’étais désigné en tant que co-curateur et scénographe, quand j’ai reçu le prix du Chassis, c’était seulement Jérôme de Vienne qui a été nommé. 

 

N.A : À quel moment as-tu décidé d’intégrer le travail d’Amatiwana Trumai dans le dispositif du Musée A ? Ou bien est-ce plutôt l’inverse, d’abord tu voulais présenter l’œuvre d’Amati et puis tu as créé cette scénographie spécifique ?  De quelle manière à ton avis la scénographie d’un musée en échelle réduite à ¼ contribue à la présentation de son travail ?

_dsc084667

Musée A, scénographie Jérôme de Vienne, 69° édition de Jeune Création, Romainville, 2020, crédit photo : Enrico Floriddia

J.d.V : Sans cette scénographie, ça n’aurait pas eu de sens de présenter à Jeune Création le travail d’Amati Trumai, même si c’était sans doute l’intention première de cette exposition. Pour être plus précis sur l’historique du projet, il faut mentionner que Sophie Moiroux et Emmanuel de Vienne ont travaillé avec Amati depuis au moins 2013. Je discutais depuis longtemps avec Emmanuel de la peinture d’Amati, de l’anthropologie de l’art et du marché de l’art occidental, qu’il avait effleuré en essayant de faire connaître le travail d’Amati, notamment de le faire acheter par le Quai Branly qui avait refusé sur des critères étranges. L’exposition à Jeune Création a apporté un nouveau contexte au travail collectif autour de la peinture d’Amati afin de questionner comment la faire connaître, comment l’exposer. Je trouvais peu intéressante l’idée d’exposer tout seul une œuvre devant être l’expression originale de mon individualité, au sein de ce format d’exposition qui fonctionnait selon moi comme une sorte de compétition entre tous ces artistes. Je me suis dit que créer cette expérience avec le travail d’Amati était un petit pas de côté. À partir de là, trouver le bon format pour l’exposer est venu assez tard, car cela posait des questions complexes. Pour être clair, la peinture d’Amatiwana n’a jamais eu besoin ni d’un anthropologue français, ni d’un artiste français de 30 ans, pour exister, être intéressante, connue, regardée, achetée. Il fallait donc éviter cette posture du sauveur occidental qui va dire « regardez on réhabilite cette peinture pour la faire connaître ». J’étais méfiant vis-à-vis du geste de « l’artiste qui laisse sa place » – même s’il y a cet élément également dans la version qui a été exposée – et j’avais peur aussi que la peinture d’Amati disparaisse au milieu des autres œuvres. D’où vient l’idée qu’il fallait l’isoler pour que la peinture soit regardée en dehors du contexte des autres œuvres exposées à Jeune Création, pour éviter une comparaison. L’idée du musée réduit est venue pour ne pas invisibiliser l’aspect problématique dans le fait que ce soient Jérôme de Vienne, Emmanuel de Vienne et Sophie Moiroux qui présentent le travail d’un artiste brésilien. C’est une proposition qui sert deux buts parallèles, sans que l’une ne prenne le pas sur l’autre. On ne voulait pas que la proposition artistique annule le travail d’Amati, ou que la présentation du travail d’Amati fasse oublier nos postures, qui sont loin d’être neutres. Il s’agissait de garder cette tension et ce grincement entre ces deux aspects. J’étais assez soulagé de voir les gens à la sortie de l’exposition qui venaient nous parler de la peinture d’Amati avant tout.

 

N.A : Dans le texte de présentation de ce projet vous parlez de votre intérêt suscité par le rejet de l’acquisition des œuvres d’Amati par le musée du Quai Branly en 2012, pourquoi donc les exposer dans le cadre de Jeune Création ? Quelle position voulez-vous leur donner ainsi dans le monde de l’art ? 

J.d.V : Le refus du musée du Quai Branly d’acquérir ces toiles s’est fait par une sorte de rigidité de leurs formats qui fait que la peinture d’Amati ne rentrait pas dans leur critères. Selon eux, elle n’est pas un artefact anthropologique authentique, qui veut dire ancien, original, propre à une culture. En fait c’est un artefact, qu’on ne trouve pas ailleurs, mais qui n’est pas la quintessence de l’idée que l’Occident s’est fait de cette culture Trumai « originelle ». On voulait voir de quelle façon cette peinture pouvait être reconnue dans le monde de l’art contemporain, qui lui-même n’est pas du tout une catégorie neutre. On a essayé de sortir cette peinture des catégories préexistantes pour ce genre de productions, qui de toute façon ne sont pas préparées pour accueillir ce genre d’objets très ambigus. La production d’Amati n’est certainement pas le seul genre de productions qui ne rentre pas dans ces classifications. Son œuvre est à la fois l’émanation d’une culture Trumai ainsi que l’émanation individuelle d’Amati qui entretient un rapport nostalgique à sa culture, et qui emprunte des formes à la peinture occidentale pour s’adresser à la fois aux personnes de son groupe culturel, mais également aux anthropologues et aux Blancs dont il connaît le regard et les attentes. La notion d’authenticité n’a aucun fondement chez les Trumai. La peinture d’Amati est considérée comme une copie de la culture, qui elle-même se constitue en s’appropriant des rituels ou des mythes des cultures voisines. Dans le cas d’une vente ou d’une perte, les peintures ont parfois été recopiées d’après leurs photos. Par ailleurs, quand Amati était malade et paralysé, ça a pu être ses enfants et ses petits-enfants qui ont repris un dessin, une peinture, parfois 10 ans après qu’Amati ait lui-même presque arrêté sa pratique. La culture Trumai est en effet une culture orale où un conteur n’est pas quelqu’un qui va inventer des histoires, mais plutôt inventer des variations minimes dans sa façon de les raconter. La peinture d’Amati pourrait être vue ainsi comme un cas de figure représentatif de ce type de rapport à l’autorité.

 

N.A : Vous parlez aussi d’un paradoxe entre le souhait de présenter Amati comme un auteur-souverain et la position autoritaire presque inévitable que vous prenez. Est-ce que vous avez considéré la possibilité que l’expérience du spectateur au sein du dispositif, alors que celui-ci est penché dans un espace quasi-claustrophobique, prenne le pas sur la possibilité d’appréhender de manière approfondie le travail d’Amati ?  

J.d.V : C’est une question effectivement qui n’est pas du tout réglée. Le fait que le musée soit en miniature a pu être utile dans ce contexte car il a joué un rôle de loupe en nous obligeant à ralentir, à être proches de la peinture. Mais paradoxalement, c’est un espace inconfortable dans lequel on ne peut pas prendre la mesure du travail d’Amati en y restant deux heures comme pour une exposition standard. Le matériau textuel est calibré pour une exposition avec 150 peintures, alors qu’il n’y en avait que douze et qu’on ne pouvait y rester que 5 minutes parce qu’il y avait du monde. À chaque fois qu’on essaiera de remontrer la peinture d’Amati, la question du format se posera à nouveau. Sans doute le dispositif sera abandonné à un certain moment, ou modifié selon son nouveau contexte. Idéalement, le travail fait pour cette exposition finira par revenir au Brésil dans un autre format qui permette vraiment de prendre du temps, de travailler avec les descendants d’Amati, et de regarder la peinture dans de bonnes conditions. Au Brésil, le dispositif n’aurait pas du tout le même sens. On essaie de résoudre le paradoxe entre Amati comme auteur souverain et notre position d’autorité en rendant apparent les codes (d’habitude perçus comme neutres ou transparents) par la mise sous contrainte du spectateur. Normalement on considère l’espace muséal du White Cube comme un espace neutre, comme l’Espace par définition pour voir de l’art. Or cet espace a ses règles, historiquement relativement récentes, contingentes et idéologiquement dirigées. Son architecture gigantesque est adaptée à des œuvres immenses, qui écrasent complètement le spectateur tout petit qui les regarde. La boîte de Musée A a une échelle qui écrase effectivement le spectateur, pour rendre tangibles ces codes perçus comme  ‘naturels’. En vrai, je ne sais pas comment résoudre cette question. Même nous, nous ne sommes pas en mesure de nous défaire de ces codes, du fait que notre discours, avant même d’organiser cette exposition, est situé. D’ailleurs Amati lui-même, en expliquant son travail à Sophie, passait son temps à répéter qu’on ne pourrait pas comprendre sa peinture. C’est fascinant que lui-même soit conscient de cette opacité. Voilà le malentendu productif – comme si Amati nous dit  » la seule chose que je peux vous faire comprendre c’est à quel point il y a une différence entre nous, qu’on va tout de même essayer de contourner ou de travailler ensemble « . Le travail d’Amati n’est ni un prétexte ni un simple sujet d’expérience. C’est plutôt que lui-même travaille à des questions à son endroit et que nous, on peut se servir de ce qu’il dit et de ce qu’il produit pour s’interroger nous même à notre propre endroit, sur nos codes culturels et leurs rapports à la domination. Faire cette critique à l’endroit où on parle.

 

N.A : On peut donc percevoir le Musée A comme un projet d’autocritique institutionnelle occidentale. Avec l’échelle réduite, la peinture ‘appropriée’ d’Amati peut apparaître dans le monde de l’art contemporain sans que ce déplacement et son contexte ne soient ignorés.

J.d.V Je suis d’accord et aussi fasciné de voir jusqu’à quel point c’est difficile de déjouer ces questions. Il ne faut pas oublier en plus que c’est encore moi, Jérôme de Vienne, qui parle ici de ce travail, plus que de la peinture d’Amati, ce qui est normal d’un certain point de vue, mais très troublant.

 

N.A : et que c’est moi, Noam Alon, qui va retranscrire ensuite tes paroles. Une vraie boucle en effet.    

Ayanu (fête), huile sur toile, c. 1999, 70 x 50 cm

Amatiwana Trumai, Ayanu (fête) c. 1999, huile sur toile, coll. part.

Quand ils s’ornent le corps, ils imitent une chose qu’ils ont vue. Parfois ils rêvent et ensuite imitent ce qu’ils ont vu. Tout ce que tu vois dans leurs peintures, que tu vois lorsqu’ils dansent dans le Xingu, c’est quelque chose qu’ils ont vu dans leurs rêves. Tu vois, dans les peintures corporelles il y a plein de motifs différents. Et chacun a un nom : ça c’est celui du poisson, celui-ci de la tortue, du faucon… (Amatiwana Trumai, extrait d’un entretien avec Sophie Moiroux – traduction S. Moiroux, E. de Vienne et J. de Vienne)

Kaviyawari-mavutsinin-et-le-caïman

Amatiwana Trumai, Kaviyawarï (Mavutsini et le caïman), 2007, huile sur toile, coll. part.

C’est très compliqué de savoir si ça existe pour de vrai, si c’est vraiment la vérité. Les Blancs parlent d’imagination, mais nous, nous ne disons pas imagination. Parfois on voit une chose comme si elle existait réellement. C’est pareil pour nous (…). Dans notre peuple on dit que les poissons sont comme des personnes. Mais beaucoup n’y croient pas parce qu’ils vivent sous l’eau. Comment un poisson peut-il être une personne ? Mais ils disent qu’il y a de nombreuses années, je ne sais pas combien d’années, les poissons, les animaux, les bêtes étaient comme des gens. Alors c’est ça qu’on montre dans les peintures, dans la peinture. (Amatiwana Trumai, extrait d’un entretien avec Sophie Moiroux – traduction S. Moiroux, E. de Vienne et J. de Vienne)

Aikakuni (épisode de mythe), huile sur toile, réalisée à Canarana, 70 x 50 cm

Amatiwana Trumai, Akaikuni (épisode de mythe) c. 2008, huile sur toile, coll. part.

Je montre la culture des Indiens, comment ils vivent, parce qu’ils peuvent être anéantis à tout moment. On pourrait disparaître. Je sais qu’au moins, mes peintures seront là pour décrire notre vie dans le Xingu. Pour moi c’est très important, c’est ça qui me préoccupe. Qui sait quel genre de gouvernement on aura demain ? Parce qu’il y a des gens bons et d’autres mauvais et on ne peut pas tout attendre des autres. Je ne veux pas que notre peuple soit anéanti, comme ça a été le cas de tant d’autres tribus. Tu as déjà entendu parler des Indiens Yarumà ? Non ? Eh bien voilà, c’est pour ça. Ils ont disparu. C’est fini, fini. (Amatiwana Trumai, à l’occasion de l’exposition pour la fondação KUARUP – (organização Indígena do Xingu), ECO 92, Rio de Janeiro 1992 – traduction E. de Vienne et J.de Vienne)

 


 

Jérôme de Vienne, né en 1989, est un artiste interdisciplinaire. Après avoir été diplômé en Histoire de l’Art à l’université Paris 4 et à l’École européenne Supérieure de l’Image, Poitiers, il expose ses travaux dans plusieurs endroits en France (Chauvigny, Paris, Rennes, Nantes) et à l’étranger (Milan, Turin, Dresden et Tokyo). Il est aussi co-fondateur de la résidence artistique nomade bi- et directeur de la collection INTENTIONS aux éditions ISTI-MIRANT-STELLA, au sein de laquelle il a publié deux livres de poésie conceptuelle. Actuellement, il mène une recherche dans le cadre du programme de post-diplôme à l’École Supérieure d’Art de Clermont-Ferrand. À la 69e édition de Jeune Création qui s’est déroulée à la Fondation Fiminco à Romainville, son projet collaboratif Musée A a été lauréat du prix décerné par le Chassis, qui l’invite aujourd’hui à parler avec nous de sa démarche artistique.

 


 

Notes :

(1) Pratt, Mary-Louise. in Arts of the Contact Zone, conférence plénière lors du congrès « Responsibilities for Literacy » Pittsburgh, septembre 1990 : « J’utilise ce terme pour décrire des espaces sociaux où différentes cultures se rencontrent, s’affrontent et luttent les unes avec les autres, souvent dans un contexte de relations hautement asymétriques de domination et de subordination – comme le colonialisme ou l’esclavage, et leurs avatars actuels vécus partout dans le monde. » (retour au texte)

 

(2) J.D.V : Il y a dans cette phrase une erreur très significative de ma part, car j’oublie d’ajouter “occidentale” quand je parle de peinture contemporaine. C’est justement un biais typiquement occidental de dénier la capacité d’être contemporain à tout ce qui est à l’extérieur de son champ culturel, et de reléguer dans une intemporalité toutes les pratiques artistiques indigènes, en masquant, leur caractère historique, leurs évolutions, leur actualité. (retour au texte)

 

(3)J.d.V : Voilà à titre d’exemple une autre traduction possible de ce même passage de l’entretien. Heureusement pour le lecteur que ça n’a pas été l’option choisie par le journaliste.Jérôme: “(…) donc y avait une traduction à cet endroit-là. Eu… L’autre, l’autre aspect, mais là en..fin, c’est là ptètre on arrive au malentendu et la.. traduction peut être intéressante, comme je le disais la traduction permet de… de faire apparaître des malentendus et de travailler à l’endroit de ces malentendus, et du coup le.. déplacement à cet endroit-là, était intéressant parce que ça permettait de.. faire apparaître le cadre. (…) eum… et donc là la traduction était intéressante parce que dans le sens où elle permettrait de… rendre visible un certain nombre de.. de contraintes. et un certain nombre de, de.. de grilles de lecture qui, tant qu’on reste dans un champ culturel donné, so.- restent à peu près, inapparentes, mais dès qu’on se déplace, (ou) qu’on déplace un objet dans un… , eh bah, ya ces espèces de… de clash entre les deux quoi… Noam: hm hm? Jérôme: Je sais pas si c’est tellement… propre à la traduction mais en tous cas oui j’ai l’impression qu’y avait cette, cette interrogation. … du, point de vue de l’espace d’exposition. En tous cas l’espace d’es – d’exposition permettait un… un… … non voilà. oui. … j’sais pas s’il faut continuer” (retour au texte)